Blog suisse de littérature

1291 (Rock Café), Fribourg, samedi 20 mai 2017, 17h

Deux femmes aux cheveux corbeau parlent sorcières et contes de fées sous une poule en fer et une fourcheuse antique.

Une fourcheuse ? Une espèce de machine rouillée avec deux grosses roues et des fourches pour gratter la terre natale. Peut-être est-ce une herse. Je me suis trop éloigné de la culture paysanne, j’en ai oublié les mots (j’avais, laspus digitae, écrit les morts).

Tout ici, en pleine ville, respire la terre, la terre après la pleue, disait Louis de Funès à la Denrée en humant la soupe aux choux, la boue ensemencée puis la poussière après les moissons et les bottes de paille qu’on chargeait sous les bouélées de l’oncle perché.

Une cloche pend à un poutre, silencieuse, nostalgique d’une vache qu’elle aima jadis, une belle fribourgeoise du temps où il y en avait encore, une avec des cornes et qu’on menait au taureau et qu’on trayait à la main assis sur un tape-cul.

Mon grand-père, me dis-je, aussi mélancolique que la cloche, était vacher. Il a guidé son troupeau de Gumefens à Combes, puis de Combes à Grolley, puis de Grolley à Nierlet-les-Bois et de Nierlet-les-Bois à Montagny-la-Ville. Jadis, on marchait avec les vaches. De temps en temps, on donnait un coup de bâton, pour la forme, et on ramassait les beuses avec une pelle. Aujourd’hui, tout le monde vit dans des bétaillères. Alors on réinvente des bistrots anciens, on s’y proclame « helvétique de A à Z » et on y boit de la bière appenzelloise où, sur l’étiquette, on fauche à la faux et on lie les gerbes de blé à la main ; bref, on fait comme si la terre n’avait pas été assassinée par nos maîtres les pesticidécideurs.

Deux gothiques se sont assis devant la fourcheuse. La poule les regarde d’un œil méfiant. Ils parlent suisse allemand. La poule est rassurée, comme sur le tableau d’Anker, dans la cuisine chez grand-papa, l’autre grand-père, la face sombre, renfrognée, pince-sans-rire. Je le revois, appuyé sur sa canne, surveillant les allées et venues des tracteurs, le vieux Bührer à l’oncle Hubert, le Hürlimann et les deux Deutz, le petit et le gros.

Cette fausse étable en plein centre-ville n’est qu’une illusion. Tout y est suisse, nous assure-t-on, parce que tout y est paysan. Sauf que les paysans, en Suisse comme partout, ne sont plus qu’une image de marque, une photo jaunie qu’on regarde la larme à l’œil un peu honteux d’avoir laissé crever une si riche culture. Les paysans, en Suisse, sont morts avec mes grands-pères. On les a forcés à devenir agriculteurs, puis laquais de la Migros.

La cloche ne reverra jamais sa vache. Elle a sonné le glas de la campagne il y a déjà bien longtemps.


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A propos

Lie tes ratures, littérature, ce blog se veut l'atelier de mon écriture. J'y déverse en vrac des notes prises au jour le jour, l'expansion de ces notes en des textes plus élaborés, des réflexions et des délires, des définitions et des dérives, bref tout ce qui fait le quotidien d'un homme qui écrit, ici, en Suisse, ailleurs, dans mes rêves et à travers le monde qui m'entoure.

Bref, ce blog suisse de littérature partira dans des directions variées qui, je l'espère, sauront vous parler.