Blog suisse de littérature

Berley

  • Vincent Francey

Mousse sur la souche, chants d'oiseaux et de vent (ma famille de forêt), une bouteille de bière remplie d'eau de pluie.

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Il faut réserver puis venir puis rire puis nettoyer.

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Entrer plus profond dans le bois, s'y blottir, ne pas réagir quand le compteur crie brûlée la soupe. On a retrouvé un squelette d'enfant accroché à un tronc.

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Je me souviens qu'a eu lieu ici un accident de balançoire.

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Puisse un jour la forêt effacer ces papiers colorés.

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Des faînes sur la table, des brindilles, une fourmi, les nœuds fatigués de l'arbre mort.

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Puis un rayon de soleil : je me souviens que c'est ainsi que l'on danse notre charmant Picoulet.

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La petite fille rousse dans sa robe à citrons jaunes se cramponne à la balançoire de misère. Elle sait que c’est dangereux, la balançoire de misère, maman a raconté qu’il y a longtemps, on avait dû appeler l’ambulance parce qu’une tante était tombée de cette balançoire et qu’elle s’était cassé un os en tombant – l’incident en effet défraya une chronique familiale déjà passablement mouvementée en cette période lointaine mais nous préférons réserver à plus tard le récit d’une tragédie qui jeta un froid certes léger mais néanmoins durable entre les quatre sœurs qui chacune jouèrent un rôle passablement trouble dans l’affaire qui obligea désormais tous les membres de la famille à ajouter la misère à ce qui n’était jadis qu’une simple balançoire – alors la petite fille a un peu peur parce que son frère veut aller trop haut et que lui n’a pas peur parce qu’il n’a peur de rien, son frère, parce que c’est un garçon, un dur à cuire qui aime quand ça bouge, un aventurier qui rêve de forêts vierges et de volcans et qui voudrait que la balançoire le catapulte jusqu’au ciel pour toucher ce nuage, celui-là, celui en forme de dragon, et il affrontera des dragons, le frère, il les tuera avec une épée, avec un bazooka, avec un lance-pierres, et après il les découpera en morceaux et il les fera bouillir dans une grande marmite qu’on mettra sur le feu juste ici, celui où d’habitude on mange des cervelas, mais ce qu’il préfère, le frère, ce sont les fruits, les pommes surtout, et les abricots, mais les pommes, c’est mieux, parce qu’on peut les planter au bout d’un bâton et les tourner sur le feu et une fois que la peau est noire on l’enlève parce que c’est cancérigène et on déguste la chair fondante du fruit et c’est un délice, la petite fille est bien d’accord avec son frère. Assise à une table en bois, une dame lit. Elle a étalé ses affaires : un sac à main, une bouteille d’eau, un paquet de chips paprika, son portable, sa montre, un petit carnet violet où elle écrit parfois les pensées qui lui viennent – elle en a des dizaines chez elle, de ces carnets, pas tous violets, des bleus, des rouges, des noirs, et elle se dit qu’il faudrait en faire quelque chose, les faire lire à quelqu’un ou simplement les relire mais elle accumule les mots dans ses carnets puis elle les referme et les range dans un tiroir de son bureau et c’est tout, personne ne sait qu’elle écrit et on la prendrait pour une folle si on savait ça, son mari lui dirait un truc du genre t’as pas autre chose à faire, ses enfants en rigoleraient, alors c’est son petit secret, les carnets, mais pour l’instant elle est plongée dans l’histoire, elle ne remarque qu’il y a des enfants et elle tombe amoureuse du héros, un homme bien bâti qui les fait toutes tomber et qui lui fait penser à son mari mais en mieux, en gentil, en moins bourru, en plus cultivé, mais ce qu’elle aime dans ce livre – son mari lui dirait d’arrêter de lire de telles mièvreries mais ça lui fait du bien de lire des romances, ça change de la vie de tous les jours, alors tant pis pour ce que disent les gens, elle lit des histoires à l’eau de rose et ça lui plaît, parce que la vie n’est pas toujours rose alors que là oui, c’est rose et ça fait du bien – ce qu’elle aime surtout dans ce livre, c’est que ça se passe dans la nature, que c’est un roman à lire dehors, au grand air, pas enfermée dans sa chambre les volets fermés, alors elle vient ici, il y a de la vie, des enfants, des jeunes qui boivent l’apéro, des promeneurs, des coureurs, des cyclistes. Un homme court, il a des écouteurs sur les oreilles et dedans sa compil préférée, Michel Sardou, Jean-Jacques Goldman, de la bonne vieille chanson comme on aime, de celle qui donne envie d’aller de l’avant, pas de ces pleurnicheries de bonnes femmes, et tout en courant il se surprend parfois à fredonner avec et la maman des gamins, tout en ne les quittant pas une seconde du regard – on ne l’appelle pas la balançoire de misère par hasard, elle a entendu ses tantes raconter le drame au moins mille fois et elle s’en voudrait à mort si on devait à nouveau, plus de vingt après, appeler l’ambulance en ces lieux paisibles – elle se surprend à miauler avec le coureur il changeait la vie mais elle, pas question de changer de vie, elle a trois enfants qu’elle aime – où est passée la grande ? – et elle est heureuse en couple, que demander de plus ? Un marcheur passe, moins heureux qu’elle. Il pense à tout un tas de choses qui le tracassent, des soucis de boulot, son chef qui l’a convoqué le lendemain, son malaise dans l’open space avec tous ces gens qui font du bruit et qui l’empêchent de se concentrer et l’apéro de vendredi qui se passera mal, comme d’habitude, parce qu’il n’arrivera pas à se glisser dans les conversations et qu’insensiblement on le poussera hors du cercle et qu’il se retrouvera seul dans un coin avec son verre de blanc qu’il finira cul sec avant de s’enfuir comme un sauvage, c’est à cause de ça qu’il marche en forêt, c’est pour décompresser, ça lui fait du bien, ça l’apaise un peu mais pas question comme l’autre qui court d’écouter de la musique, il y a déjà de la musique en forêt, les oiseaux, le vent et un peu plus loin – il ne s’arrête pas à la cabane, sauf quand il n’y a personne et aujourd’hui il y a foule, il préfère venir en semaine mais par ce beau temps on ne peut décemment pas rester dedans – plus loin il y a cet étang, le chant rauque des crapauds et le bourdonnement des insectes, voilà de la musique, de la vraie, et il se demande au passage comment elle fait, cette dame qui lit, pour se concentrer sur son bouquin avec ces enfants qui crient et qui risquent à tout instant de se casser la figure et avec ces types qui jouent à la pétanque et qui s’engueulent. C’est évident pourtant, pense un grand maigre, il y a au moins dix centimètres de différence et l’autre à côté continue de contester alors qu’il sait bien que c’est foutu mais c’est plus fort que lui, il ne supporte pas de perdre alors il tente le coup, on sait jamais, peut-être que c’est une illusion d’optique et que sa boule est quand même plus proche du cochonnet, alors son adversaire devient tout rouge et lui dit qu’il est miro ou mytho et qu’il en a marre de jouer avec des mauvais perdants, mais un troisième type plus petit et plus joufflu que les deux autres leur dit d’arrêter de se chamailler pour des broutilles et qu’il ne supporte pas quand ils sont comme ça, c’est à chaque fois la même rengaine, la semaine prochaine ce sera sans moi, voilà ce qu’il leur balance tout en sachant parfaitement que non, jamais il ne pourrait se passer de ses potes parce qu’après la partie de pétanque on boit des verres et tout est oublié, on se raconte des witz, on bouffe de la bidoche, on parle bagnoles et gonzesses – d’ailleurs la mère aux mioches il la trouve vachement bien foutue mais c’est un coup à se retrouver à pousser des landaus et à torcher des culs de moutards et il a déjà assez donné de côté-là – alors il n’y a qu’à attendre que ça se termine et décapsuler une bière, le feu est bientôt prêt, on va pouvoir balancer les tranches marinées sur la grille et refaire le monde jusqu’à point d’heure, mais il y a cette petite fille qui les regarde d’un drôle d’air : je peux jouer avec vous ? Elle est grande maintenant, elle veut jouer à des jeux de grandes personnes, la balançoire, même de misère, c’est pour les gamins et elle n’est plus une gamine, elle en a marre de son petit frère qui s’énerve tout le temps et de sa sœur qui pose des questions pourquoi ci pourquoi ça, des questions débiles de bébé, alors je peux jouer ? Les types la regardent d’un air bizarre et le plus gros lui dit que c’est mieux pas, que la situation est déjà assez embrouillée comme ça, ta jolie milf de mère ne voudra jamais, elle n’ose pas demander ce que c’est, milf, à ce monsieur qui a des yeux bizarres, alors elle retourne toute triste vers sa maman mais elle sursaute parce qu’un vélo vient de passer à toute vitesse : il a dérapé sur les cailloux, foutu le bronx dans les boules de pétanque, réveillé la liseuse en plein baiser langoureux et il a fait tomber la petite rouquine dans sa robe à citrons jaunes de la balançoire de misère et c’est pour elle comme si c’était la fin du monde, elle hurle à la mort, elle voudrait qu’on ne soit jamais venu ici, elle en veut à sa maman et à son frère qui est tout penaud parce que si elle est tombée c’est sa faute mais la maman dit que non, que c’est ce vélo qui a foutu le bordel et que de toute façon c’est l’heure de rentrer. Sa grande sœur la regarde avec un sourire moqueur. C’est vraiment un bébé, voilà ce qu’elle se dit, et elle dit merci au monsieur à vélo d’avoir réveillé un peu tous ces gens qui étaient là, mais le cycliste est déjà loin, il n’a pas remarqué les dégâts dont il est la cause, ce qui compte pour lui, c’est le temps et son record est à une heure six minutes et quatorze secondes, alors ce promeneur qui lui hurle des gros mots, rien à foutre, il est dans un bon jour, pas question de perdre une seconde.


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A propos

Lie tes ratures, littérature, ce blog se veut l'atelier de mon écriture. J'y déverse en vrac des notes prises au jour le jour, l'expansion de ces notes en des textes plus élaborés, des réflexions et des délires, des définitions et des dérives, bref tout ce qui fait le quotidien d'un homme qui écrit, ici, en Suisse, ailleurs, dans mes rêves et à travers le monde qui m'entoure.

Bref, ce blog suisse de littérature partira dans des directions variées qui, je l'espère, sauront vous parler.