Blog suisse de littérature

Christophe Boutin, Les grands discours du XXe siècle

  • Vincent Francey

On peut mais on ferait mieux si on veut continuer à vivre en toute quiétude sous le soleil que je fais briller plus vif de jour en jour pour faire fructifier la bonne vieille terre fertile que nos valeureux kolkhoziens labourent avec un enthousiasme et une fidélité sans faille aux valeurs universelles de notre Glorieuse Révolution prolétaire et mondiale nous demander poliment et sans agressivité en remplissant le formulaire BKY3863710606 puis en acceptant de se soumettre à un test de santé mentale et à une épreuve d’endurance athlétique des éclaircissements à propos de l’épineuse question ci-dessous que je vous conseille néanmoins de poser à mon ami – du moins pour le moment, mes amis étant par nature fort volatiles et fort enclins à la trahison et au goulag ou à la fusillade qui en sont les naturelles et nécessaires conséquences – mon ami provisoire Viatcheslav Molotov, dont je me permets cependant de vous faire remarquer qu’il me survivra et vivra jusqu’à l’âge avancé de quatre-vingt-seize ans, un exploit dont je ne comprends pas qu’il ait pu se produire impunément et pour lequel je ferai assassiner deux ou trois millions d’individus suspects, crypto-fascistes et comploteurs en tout genre, après leur avoir octroyé un procès de toute beauté où, à l’instar de mes amis Zinoviev, Kamenev, Boukharine et tutti quanti, leurs chefs, qui sont à n’en pas douter des rebuts de l’humanité prêts à toutes les ignominies pour mettre fin aux conquêtes exceptionnelles de nos plans quinquennaux et de nos merveilleuses collectivisations et qui joueront avec talent les rôles que j'ai écrits pour eux et que je leur ferai apprendre par coeur grâce aux soutiens des plus efficaces directeurs d'acteurs de la GPU, la question qu’on peut mais qu’on ne doit pas poser sous peine de mort à mon pote Molotov, spécialiste renommé en cocktails explosifs qui feront taire à tout jamais les mauvaises langues, la question que je vous dicte de poser sans en changer une virgule, sinon je vous efface des photos officielles et des livres d’histoire, est la suivante : comment – noter que je vous interdis formellement d’utiliser le mot pourquoi, qui suggérerait que vous mettez en doute la sûreté de mon jugement et qui vous enverrait directement à la Kolyma – a-t-il pu se faire en toute liberté que le vénérable gouvernement de notre fantastique nation soviétique ait accepté dans un éclair de génie que le commun des mortels ne peut pas comprendre et ne doit surtout pas chercher à comprendre sous peine qu’on l’envoie gaiement gambader dans la région de Vorkouta ou sur les Îles Solovki durant une petite dizaine d’années prolongeables à tout instant de conclure ce qui passa aux yeux du monde sidéré pour un pacte de non-agression alors qu’il s’agissait d’un chef-d’œuvre tactique dont seul un cerveau comme le mien était capable avec des félons dont vous feriez mieux de ne pas vous trop inspirer – sinon couic – de cette espèce si pitoyable que furent les indignes dignitaires de ce régime où l’absence de toute liberté et de tout droit pour le peuple choque profondément le grand démocrate que j’ai toujours été – ne vous avisez pas d’affirmer le contraire, il y a encore de la place en Sibérie pour vous, je crois qu’on vous a réservé une chambre avec vue sur l’Océan Arctique du côté de Tchoukhotka, une région méconnue mais à découvrir de toute urgence, notamment pour son industrie minière et son climat qui prouve à n’en pas douter (je ne vous le permets d’ailleurs pas) que le réchauffement climatique est une invention des nazis afin de nuire au tourisme dans nos belles contrées septentrionales – des félons, disais-je pour rester courtois et distingué, et des monstres sanguinaires et assassins tels que le terrible Adolf Hitler qui tua un nombre minable d’individus en comparaison avec nos authentiques exploits en la matière et dont la moustache ridicule tranche si grandement avec l’élégance de celle que j’arbore qu’il suscite en moi, ce dictateur d'opérette wagnérienne, une irrépressible – et je m’y connais en répression – envie de me moquer de lui et de son pathétique émissaire le pâlot Joachim von Ribbentrop ?

Tentative d'exploration de la pensée de Joseph Staline lorsqu'il s'adresse au peuple spviétique en ces termes : "On peut nous demander : comment a-t-il pu se faire que le gouvernement soviétique ait accepté de conclure un pacte de non-agression avec des félons de cette espèce et des monstres tels que Hitler et Ribbentrop ?"


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A propos

Lie tes ratures, littérature, ce blog se veut l'atelier de mon écriture. J'y déverse en vrac des notes prises au jour le jour, l'expansion de ces notes en des textes plus élaborés, des réflexions et des délires, des définitions et des dérives, bref tout ce qui fait le quotidien d'un homme qui écrit, ici, en Suisse, ailleurs, dans mes rêves et à travers le monde qui m'entoure.

Bref, ce blog suisse de littérature partira dans des directions variées qui, je l'espère, sauront vous parler.