Je ne serais pas entièrement de votre avis, Madame, répondis-je ; et je ne crois pas qu’il soit facile de dire qu’on aime. Vous pouvez constater d’ailleurs que ne vous ai, jusqu’à ce jour à tout le moins, jamais avoué mon amour. Cela signifie-t-il pour autant que je ne vous aime pas ? Je ne dis pas que cette absence de déclaration signifie a priori l’existence de mon inclination pour vous ni a fortiori son inexistence, je dis simplement qu’en l’état actuel de la situation, il vous est strictement impossible de déterminer si oui ou non je vous aime. Vous pouvez certes – et je vous y encourage, Madame – vous perdre en conjectures, mais dans la conjoncture précise du moment précis où je vous parle, aucune preuve de mon amour ne peut être apportée étant donné que je n’ai pas trouvé le courage de vous avouer que je vous aime, pas plus que celui de vous affirmer le contraire. Que faire, vous demandez-vous sans doute, Madame, afin de tirer cette affaire au clair et de trouver à cette épineux problème une solution adéquate qui satisfasse toutes les parties en présence ? Me poser la question carrément afin que je vous éclaire avec précision sur l’état actuel – provisoire ou durable, c’est une question subsidiaire mais néanmoins cruciale – de mes dispositions à votre égard ? Supposez que je ne vous réponde pas avec la clarté requise à propos d’un tel objet ou que je tourne des heures autour du pot afin d’éviter d’affronter l’implacable réalité et toute la violence symbolique qu’elle suppose en cas de non-réciprocité des sentiments que nous éprouvons l’un envers l’autre, soit que je vous aime et vous non, soit que ce soit le contraire, à savoir que vous m’aimiez et moi non, votre question restera sans réponse, du moins elle n’obtiendra pas la clarification souhaitée et contribuera à alimenter le doute légitime qui ne manquera pas de vous assaillir ainsi que moi-même. Si en revanche vous ne posez pas la question susdite, mon absence de réponse ne pourra en aucun cas être considérée comme une preuve de quoi que ce soit, étant donné que la question n’aura jamais été posée. Bref, Madame, dire qu’on aime n’est pas simple et d’ailleurs, même si je vous le disais, qu’est-ce qui vous assurerait que je ne suis pas en train de vous duper afin de profiter de votre naïveté ou de ne pas froisser la passion que je suppose, à tort ou à raison, que vous éprouvez à mon égard ? Vous comprendrez donc, Madame, que je ne puis, pour toutes raisons brièvement évoquées ci-dessus, en toute rigueur satisfaire à votre requête, si tant est que votre affirmation quant à la facilité d’avouer son amour puisse être interprétée de la sorte, ce que je ne saurais supposer qu’avec toute la circonspection qui s’impose à toute relation humaine basée sur la plus foncière des honnêtetés. Sachez néanmoins, Madame, que l’absence momentanée ou éternelle d’une affirmation telle que je vous aime n’entame en rien le respect et l’amitié que vous m’inspirez. Au fond, voyez-vous, tout ceci n’est qu’une question de mots. Il s’agit de trouver l’expression qui exprime au plus près de la réalité la complexité inhérente à toute relation humaine et en particulier, parmi la multiplicité des possibles, à celles qui mettent en relation des personnes de genre différents, ce qui est notre cas à n’en point douter. Faute d’une formulation satisfaisante, je préfère donc m’abstenir de commentaires à ce sujet et vous assure, Madame, de mon dévouement le plus total. J’ose espérer que vous saurez apprécier la nuance de mes propos ainsi que leur remarquable concision. Vous avez bien entendu tout loisir de m’interrompre afin que je satisfasse à vos légitimes interrogations quant à la nature exacte de notre relation. Avez-vous des questions ?
Il n’avait pas vu de que cela faisait dix minutes qu’elle était partie.
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