Blog suisse de littérature

Honoré de Balzac, Ferragus, La fille aux yeux d’or (Histoire des Treize)

Il y a là de méchantes petites maisons à deux croisées, d’où, d’étage en étage, se trouvent des vices, des crimes, de la misère.

Au troisième de l'une de celles-ci vivait un homme que ses voisins haïssaient. Petit, maigre, l’œil sec et le front tailladé de rides profondes et grisâtres, il passait ses journées à grommeler dans sa cuisine, où trainaient ça et là des casseroles graisseuses et des restes de pain rassi. Deux fois par jour, à neuf heures du matin et à la tombée de la nuit, il sortait de son bouge, claquait sa porte vermoulue, dévalait les escaliers comme s’il fuyait quelque fantôme ou quelque monstre et marchait à grandes enjambées le long du trottoir qui mène à la chapelle Notre-Dame de Miséricorde.

Jamais il n'entrait dans le lieu saint. Il attendait quelques minutes devant le portail puis il retournait grommeler de plus belle dans sa triste maison.

J’étais enfant lorsque je remarquai le singulier manège de ce vieux grigou. J’habitais dans la maison d’en face, que l’on disait maudite, parce qu’un assassinat y avait été perpétré. Cet étrange voisin me fascinait. Pourquoi était-il si triste, si maussade, si renfrogné ? Et pourquoi ce sempiternel aller-retour jusqu’à Notre-Dame de Miséricorde ?

Lorsque je posai la question à mes parents, ils me firent les gros yeux et me conseillèrent d’éviter à tout prix de croiser le regard de celui qu'ils nommèrent le criminel. Ces paroles, évidemment, me jetèrent dans ses bras. De plus en plus souvent, je le suivais dans ses fâcheuses promenades. Chaque jour, je me rapprochais un peu plus de son ombre frêle qui se ratatinait sur le trottoir sinistre où ses pas résonnaient comme le glas. Un matin, je poussai le vice jusqu'à marcher dedans, même si chacun sait que cela porte malheur. Le vieux se retourna et me regarda d’un air ahuri. Je rebroussai chemin en hurlant d’effroi.

Le lendemain, alors que je m’étais résolu à reprendre avec ce spectre une distance raisonnable, je remarquai qu’il marchait moins vite que d’habitude. Arrivé à la chapelle, il en ouvrit la porte et y entra, pour la première fois de sa vie, me sembla-t-il. Que faire ? Entrer aussi ? Je pris mon courage à deux mains et je poussai de toutes mes chétives forces d'enfant la lourde porte de Notre-Dame de Miséricorde.

L’homme était assis sur un banc. Il semblait en prière. « Viens, mon petit, n’aie pas peur. » Je sursautai. Je n’avais encore jamais entendu sa voix sinon profondément enfouie dans sa barbe et dans sa rumination ronchonne. J’avançai à petits pas. « Allons, dépêche-toi ! » Sa voix sonnait à la fois sévère et doux.

Je m’assis à côté de lui :

- Tu habites cette horrible maison en face de la mienne, n’est-ce pas ?

- Oui, balbutiai-je.

- La maison du crime ?

- Oui.

- Et on t’a dit que tout le monde me détestait dans le quartier, n’est-ce pas ? On t'a dit qu'on me surnommait le criminel, c'est bien ça? 

- Oui.

- Sais-tu pourquoi ?

- Non.

- Alors, écoute. Je suis l’assassin qui a rendu ta maison maudite. C’était il y a fort longtemps. Déjà en ce temps-là, nos petites maisons n’étaient que vices et misère. N’y manquait que le crime. Seul un éclat de lumière rendait cet enfer vivable. Il s’appelait Céleste. Céleste en un tel trou, c’est amusant n’est-ce pas ? J’étais alors un jeune homme, comme toi, un peu plus âgé mais pas plus grand, et beaucoup plus laid que toi, assurément beaucoup plus laid, mais je ne t'apprends rien : tu m’as vu. Bien entendu, je brûlais d’amour pour Céleste, mais je savais, je m’étais vu dans la glace, je savais que Céleste était d’un autre monde. Alors je décidai qu’elle devait le rejoindre pour de vrai, cet autre monde. Un matin, il était neuf heures, je descendis en toute hâte et j’entrai dans la maison de Céleste. Elle y lisait la bible, plongée dans une profonde méditation. Que faire ? Tu sais ce que je fis, mon enfant. J’avais sur moi un couteau. Je le lui ai planté dans le cœur et je suis retourné chez moi. On ne prouva jamais que j’étais l’auteur de cette infamie. Céleste avait retrouvé sa place au ciel. Elle fut enterrée ici, dans le petit cimetière juste à côté de la chapelle. Tu sais que tu es bien beau, mon petit. Tu serais si bien au ciel avec Céleste. Vous y seriez comme deux anges. 

L’homme sortit alors un poignard encore couvert de sang de son manteau et éclata d’un rire diabolique. Je courus le plus vite que je pus vers la porte de la chapelle, mais le vieil assassin ne me suivit pas. Il riait comme un bossu, qu’il était d’ailleurs.

Dès lors, chaque matin à neuf heures, lorsque, plus fasciné que jamais, j’ouvrais la fenêtre de ma chambre, le vieux, qui ne grommelait plus, me saluait en me demandant comment se portait Céleste et se mettait à rire dans sa barbe en s’en allant d’un pas guilleret prier Dieu à Notre-Dame de Miséricorde. Je n’ai jamais su si le récit du vieil homme était vrai mais jamais plus je ne suis entré dans une chapelle.

Les méchantes maisons du quartier seront démolies demain. D’aucuns racontent que dans l’une d’elles, un fantôme bossu rigole encore d’un bon witz qu’il avait fait à un gamin trop crédule. 


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A propos

Lie tes ratures, littérature, ce blog se veut l'atelier de mon écriture. J'y déverse en vrac des notes prises au jour le jour, l'expansion de ces notes en des textes plus élaborés, des réflexions et des délires, des définitions et des dérives, bref tout ce qui fait le quotidien d'un homme qui écrit, ici, en Suisse, ailleurs, dans mes rêves et à travers le monde qui m'entoure.

Bref, ce blog suisse de littérature partira dans des directions variées qui, je l'espère, sauront vous parler.