Blog suisse de littérature

Honoré de Balzac, Les Chouans

Les marques même de petite vérole qui sillonnaient ce visage guerrier parurent plus profondes et le teint plus brun que de coutume.

La situation en effet était désespérée. L’ennemi avançait. La troupe s’épuisait. Il était temps de sonner la retraite.

Le colonel de la Morandière en avait pourtant connu, des heures fatales. Il avait survécu aux Cosaques, aux Janissaires, aux Zouaves et aux Bachi-Bouzouks, tonnerre de Brest ! Il s’était frotté à Rommel, à Joukov et à MacArthur, dans la boue, sur les plages et dans les déserts du Kalahari, de Karakoum et d’Atacama. Il s’était retrouvé nez à nez avec Hannibal, avec Attila et avec Jules César à Pearl Harbour, à Austerlitz et à Verdun. Il avait échappé de justesse à Genghis Khan dans les ruines Stalingrad et à Yamamoto sur le champ tragique de Gergovie, s'était frotté à Jugurtha sous les bombes de Sarajevo, avait vaincu Soliman le Magnifique dans la boue du Chemin des Dames, avait terrifié Charles le Téméraire dans le sable d’El Alamein, et enfin, entre mille autres actes de bravoure qu'il serait vain de redire ici tant le nom du colonel de la Morandière fait encore aujourd'hui frémir de terreur les arméesdu monde entier, noyé Bonaparte sous la flotte de Lépante et le commandant Massoud sous les cailloux et les troncs de Morgarten.

C'est du moins qu'il avait raconté, ivre mort, dans les bordels de Saïgon, de Hambourg et de Buenos Aires à des princesses d’Agrigente dépravées, à des duchesses du Luxembourg dégringolées et à des reines de Saba souillées.

Ô comme il s’était plu à raconter les mille détails pitoresques de ses heures de gloires ! Avec quel panache il avait démoli les mythes si surévalués – en comparaison avec l’illustrissime colonel de la Morandière - d’Achille et de Patton ! Ô Comme il avait foutu la pâtée au petit Alexandre, comme il avait humilié le lent Guderian et comme il avait fait pisser aux culottes de terreur l’indomptable général Guisan ! Ô comme les belles des six continents se pâmaient d’amour, quand il exhibait, fier comme Artaban, mais sans forfanterie, ses mille blessures de guerre !

Mais les princesses et les souillons s’enfuyaient en courant devant son visage brun et vérolé, indignes qu’elles étaient de l’honneur insigne qu’aurait été de porter en leur sein la semence glorieuse d’un si grand héros !

Battu, le général de la Morandière sauva néanmoins son honneur : il quitta sa table avant que n’y soit déposée l’addition. 


Post précédentGustav Mahler, Accende lumen sensibus de la Symphonie n°8Post suivantPhotogriffouille 17

Commentaires et réponses

×

Nom est requis!

Indiquez un nom valide

Adresse email valide requise!

Indiquez une adresse email valide

Commentaire est requis!

* Ces champs sont requis

Soyez le premier à commenter

A propos

Lie tes ratures, littérature, ce blog se veut l'atelier de mon écriture. J'y déverse en vrac des notes prises au jour le jour, l'expansion de ces notes en des textes plus élaborés, des réflexions et des délires, des définitions et des dérives, bref tout ce qui fait le quotidien d'un homme qui écrit, ici, en Suisse, ailleurs, dans mes rêves et à travers le monde qui m'entoure.

Bref, ce blog suisse de littérature partira dans des directions variées qui, je l'espère, sauront vous parler.