Blog suisse de littérature

Jorge Amado, Bahia de tous les saints

Quand je suis parti, elle habitait sur le Port-au-Bois.

Elle y tenait bravement un bar. Des marins d’eau douce et des bûcherons de forêts dures s’y donnaient rendez-vous galants pour la castagne. Entre ceux de l’eau et ceux de la forêt, à Port-au-Bois, c’était la guerre depuis toujours. Pourquoi ? Nul ne le savait, mais il ne faisait pas de doute, quand on entrait dans le boui-boui de la belle et qu’on la voyait, exquise, laver les chopes de bière derrière son comptoir, que c’était pour ses yeux mi-verts mi-bleus, arbres et océans, que les hommes se battaient comme des chiffonniers.

En ce temps-là, un homme des bois se la partageait avec un homme des rivières; c’était le seul moyen qu’on avait trouvé pour calmer les esprits. Tout le monde y trouvait son compte : un jour, les yeux de la belle tiraient sur le vert, le lendemain sur le bleu. « Tiens, aujourd’hui, elle court les bosquets », disait-on le lundi ; « Tiens, aujourd’hui, elle nage en eaux troubles », répondait-on le mardi. Si par malheur, un lundi, entrait dans un son bar un homme des eaux, il payait cher sa confusion; et si, par plus grand malheur encore, le mardi, le doigt de pied terreux d’un homme des forêts se posait sur son parquet mouillé, c’en était fini de lui.

Quand je suis entré pour la première fois dans le bar de la belle, je n’étais encore qu’un homme des villes. C’était un dimanche. Le lundi, les bûcherons me jetèrent des regards plus sombres que le cœur de Brocéliande; le mardi, les marins d’eau douce me firent des yeux plus noirs que l’épave de l’Amoco Cadiz. Quant à la belle, elle chercha à faire entrer dans ses yeux si verts et dans ses yeux si bleus un peu du gris des usines et des HLM. Le mercredi, jour de fermeture, elle m’ouvrit son cœur.

Je partis le jeudi en la suppliant de quitter le Port-au-Bois : « En ville, la vie est plus simple, lui dis-je, tout le monde a les yeux gris et l’on ne se bat que pour l’argent, qui est gris lui aussi. »

La belle habite toujours sur le Port-au-Bois et mes larmes grises ne se mélangeront plus jamais au vert-bleu des siennes. 


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A propos

Lie tes ratures, littérature, ce blog se veut l'atelier de mon écriture. J'y déverse en vrac des notes prises au jour le jour, l'expansion de ces notes en des textes plus élaborés, des réflexions et des délires, des définitions et des dérives, bref tout ce qui fait le quotidien d'un homme qui écrit, ici, en Suisse, ailleurs, dans mes rêves et à travers le monde qui m'entoure.

Bref, ce blog suisse de littérature partira dans des directions variées qui, je l'espère, sauront vous parler.