Blog suisse de littérature

Restaurant Coop, Fribourg-Sud

  • Vincent Francey

Les oreilles coupées du monde, apaisées par quelque musique tout aussi de fond que celle qui gigote dans celles des autres, un homme frisé est occupé à écire au stylographe sur des feuilles qui ne resteront pas blanches longtemps. Il n’a pas la chance de vivre cette angoisse si vantée par nos écrivains patentés. Sans doute n’est-il d'ailleurs pas écrivain. Mais l’angoisse de la page blanche est une illusion. L’angoisse de l’écrivain, c’est celle de la page mal remplie qui aurait mieux fait de rester blanche. Qu'est-ce qu'il écrit, l'homme au stylographe ? Une lettre d’amour ? Non, il est trop maussade. Une réclamation aux impôts ? Non, il est trop pensif. Son journal intime ? Non, il est trop exposé. Il prend des notes pour un quelconque mémoire de master, réfléchit sur la sociologie des supermarchés, se pose des questions sur ces vieux qui lisent le journal et sur cette caissière trop occupée à préparer les petits déjeuners pour servir les clients. Il explique tout cela avec des mots compliqués, parle d’habitus et de déconstruction. Il prend pour exemple cet employé qui reproche à son collègue de ne pas s’asseoir à la même table que les autres. C’est parce que tu n’aimes pas les gens, ajoute-t-il. S’agit-il, s’interroge le sociologue, d'un situation stéréotypique de mobing ou n’est-ce qu’un mode de sociabilité virile basé sur la provocation gratuite ? Ah mais ça fait chier putain, intervient une vendeuse. Ce désespoir est-il dû à un manque de reconnaissance professionnelle dû au fait qu’elle est une femme et que donc elle gagne en moyenne… Le frisé trace cette dernière remarque. Sans doute sont-ce des soucis familiaux, puisqu’elle reste rivée sur son natel. Cela ne concerne de toute évidence pas les habitus socio-professionnels des employés de la Coop. Il faut toujours veiller à circonscrire son sujet, lui a dit son professeur, il ne faut pas tout décrire, se concentrer sur ce qui est significatif. On est cependant de toute évidence devant un cas d’exclusion sociale. Ils sont cinq à une table et il est seul à celle d’à côté et lit le journal. Mais peut-être est-ce juste par intérêt pour l’actualité, rien de plus. Il faudrait enquêter, pondre un sondage, interviewer les protagonistes de ce drame qui n’en est peut-être pas un, mais justement, si ce n’est rien, à quoi bon lancer une investigation aussi lourde. Il faudrait revenir demain et si l’exclusion est à nouveau constatée, prendre les mesures qui s’imposent. Peut-être le sociologue tient-il son os. Peut-être pas. La recherche est un art souvent frustrant, parce qu’on est plus nombreux à chercher qu’à trouver. Non, cette remarque-là aussi, il faut la tracer. Finalement, l’exclu est retourné travailler. Sans doute est-ce juste un solitaire. Et les solitaires, pour le sociologue… Quoique… Sociologie du solitaire, ce serait un beau sujet de thèse, non ?

Réflexion pseudo-sociologique écrite au Restaurant Coop de Fribourg-Sud le vendredi 29 juillet 2017 à 9h10.


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Lie tes ratures, littérature, ce blog se veut l'atelier de mon écriture. J'y déverse en vrac des notes prises au jour le jour, l'expansion de ces notes en des textes plus élaborés, des réflexions et des délires, des définitions et des dérives, bref tout ce qui fait le quotidien d'un homme qui écrit, ici, en Suisse, ailleurs, dans mes rêves et à travers le monde qui m'entoure.

Bref, ce blog suisse de littérature partira dans des directions variées qui, je l'espère, sauront vous parler.