D’abord nous sommes allés devant le Northemberland Hotel, et nous avons attendu la sortie de deux messieurs qui ont pris un fiacre à la station. Nous avons fait de même et les avons suivis. Le fiacre s’est engouffré dans des rues tortueuses. Il a cahoté à l’aventure, nous a-t-il semblé, pendant une grosse demi-heure, puis a repris le chemin du Northemberland Hotel. Les deux messieurs sont sortis du fiacre et sont remontés dans leur chambre. Pourquoi cette balade inconfortable et sans destination ? Sans doute l’essentiel s’était-il passé dans le fiacre. Nous avions lu Madame Bovary et savions donc que parfois dans les fiacres fleurissent d’étranges catleyas.

Nous sommes restés à la station pour interroger le cocher des deux messieurs. Celui-ci nous a confié que depuis qu’ils logeaient au Northemburland Hotel, ils lui demandaient chaque jour à la même heure, sur le coup de midi, d’accomplir ce mystérieux tour de ville. Pourquoi ils faisaient cela, le cocher n’en savait rien. Ils le payaient grassement et cela lui suffisait comme explication. Nous, évidemment, cela ne nous suffisait pas. Nous avons donc demandé au cocher de nous emmener faire le même tour que les deux messieurs. Dans le fiacre, une odeur de cigare encore chaude nous pris à la gorge. Les deux messieurs avaient fumé. Rien de surprenant à cela. Sinon, les sièges étaient propres, il n’y avait aucune trace de conduite scandaleuse de la part de nos Charles Swann en goguette. Nous avons fumé nous aussi, des Montecristo. Les cahots de la route rendaient cet exercice périlleux. A tout le moment, le cigare risquait de tomber sur le plancher et de mettre le feu au fiacre. Nous l’avons d’ailleurs inspecté, ce plancher : pas une trace de quoi que ce soit. De retour à la station, nous avons décidé d’abandonner nos investigations mais le soir, alors que nous soupions au Northumberland Hotel non loin des deux messieurs proustiens ou flaubertiens, voici ce que nous avons entendu :

- Avouez mon cher que c’est finement trouvé.

- Certes, certes, mon ami.

- Cela tient même du génie.

- Certes, certes.

- Figurez-vous qu’ils sont allés jusqu’à faire le même parcours que nous dans le même fiacre.

- Cela est plaisant.

- Et bien sûr, ils n’ont rien trouvé.

- Certes, certes, comment en aurait-il été autrement, puisqu’il n’y a rien à trouver ?

- Cela va de soi, mais je dois avouer que j’ai toujours eu un malin plaisir à les mettre sur la fausse piste.

- D’autant plus que pendant qu’ils se tapaient le popotin dans les nids-de-poule de la route, nous, dans notre chambre, nous…

- Taisez-vous, mon cher, les murs ont des oreilles.

Quand nous sommes arrivés dans la chambre, celle-ci était parfaitement en ordre. Les deux messieurs qui logeaient ici ? Leur séjour s’est terminé la nuit passée, monsieur l’agent. Le groom laissait deviner un léger sourire en coin. Dans la salle à manger, le sommelier terminait de nettoyer la table des deux messieurs, qui venaient de s'en aller, nous affirma-t-il, non sans laisser un généreux pourboire. Lui aussi avait pris un air mystérieux, presque narquois. Dès le lendemain, nous avons abandonné la traque mais depuis, tous les jours, sur le coup de midi, nous fumons un Montecristo.