Le château de pierre reste immobile, imperturbable sous le ciel bleu. Il en a vu de toutes les couleurs, des ciels, le château de Grandson, depuis le bon vieux temps ; il en a vu des gris et des noirs, des rosés pour la vigne, des encore rouges du sang des Bourguignons. Même le Téméraire s’était brisé contre lui, il y a laissé son trésor, on en a piqué un peu, pas grand-chose, une commission, parce qu’on est en Suisse, voyez-vous et qu’on n’a rien sans rien. Maintenant, on fait payer l’entrée aux touristes. Faut bien vivre. De temps en temps, ils jouent au Moyen-Age, s’affublent de cotes de maille, gratouillent des guitares à deux cordes, mangent avec les doigts du sanglier au miel. Le château sait bien que le Moyen-Age, c’était autre chose, que c’était la misère, le froid, l’ennui, quelques guerres pour se passer le temps. Aujourd’hui, les gens d’ici s’arrêtent au café du commerce, à la gendarmerie vaudoise et au WC public ; ils lèvent parfois la tête en se disant que leur château quand même, il est pas mal foutu, puis ils rentrent chez eux regarder la télé. Quelques cyclistes suisses allemands font une pause aux pieds du château. Ils révisent leurs cours d’histoire, ne se souviennent plus trop si la bataille de Grandson a eu lieu avant ou après celle de Morat. 1476, croient-ils se rappeler. Les Suisses ont gagné, les braves confédérés qui jetaient des cailloux sur les Autrichiens, car les Suisses, voyez-vous, sont les inventeurs de l’intifada, mais ça, c’était Morgarten. À Grandson, c’est la Bourgogne qu’on a battue, la riche Bourgogne. Seul le château se souvient de tout.