Blog suisse de littérature

Un cheval vert dans la cave

  • Vincent Francey

Un cheval vert tirant sur le bleu sorti de la cave, on s’y glissait comme dans une robe de bois, deux bretelles sur les épaules, puis c’était le défilé, les applaudissements, des sons cuivrés par devant, des sons boisés par derrière, zizanie de bugles, d’euphoniums, de trombones à coulisse, de saxophones, et nous, nous sommes les chevaux sortis du stand qui marchons vers la victoire et chacun envoie sa boule rouge, sa boule blanche, sa boule noire, pour qu’avancent les petits chevaux du Tirage, un homme au micro pousse des cris, il hurle que c’est le numéro six qui a pris la tête puis le numéro trois puis le numéro douze, la boule glisse, les chevaux avancent mais tu ne sais pas quel numéro tu as, ça va trop vite, ça se bouscule et personne n’a compris qui a gagné. Ce que tu sais, c’est que tu peux choisir un nounours, une poupée ou un ballon, non maman je ne veux pas monter sur les carrousels qui tournent à l’envers, non maman je ne veux pas vomir, j’ai peur, je préfère les auto-tamponneuses et la barbe à papa ou alors le train-fantôme, ça me fait moins peur, le train-fantôme, ou le palais des glaces, les machines à faux sous, les gaufres au caramel, la pince à peluches.

Et voilà que surgit – est-ce toujours de la cave ? n’est-ce pas plutôt du galetas ? – ce masque de carton, un visage immense, tout bleu, un sourire de papier mâché, tout rouge, les mains dans la colle de poisson, des lamelles de journaux qu’on malaxe, c’est poisseux, c’est glissant, ça sent si bon qu’on s’évanouit, puis voilà d’autres masques encore, un sac de pommes de terre, un bec de tissu, te voilà oiseau, tu marches sur la route, c’est bourré de parents qui disent c’est lui tu l’as vu lequel tu dis celui avec un bec rose mais il n’est pas rose, ton bec, il est orange et te voilà assis sur les genoux de ce vieil homme qui te met mal à l’aise, même si ceux qui te figent, ce sont ces deux types barbouillés de noir à côté du vieil homme, ceux avec des bâtons et qui te demandent si tu as été gentil et toi, tu n’en peux plus, tu fais pipi dans ta culotte et bien sûr que ça se voit et que tu n’auras pas de biscômes, pas de mandarines, pas de cacahuètes, tu n’as pas été sage, tu n’as pas su te retenir, et ce n’est pas tout, d’autres images surgissent de la cave, mais c’est plutôt sur une scène, dans la grande salle du bistrot, et tu le connais, le marchand de pantalons, ce n’est pas Sim, ce n’est pas <link https: www.ina.fr video i07147802 baronne de la>la baronne de la Tronche-en-biais, c’est ton grand-père et ce sont des pantalons anti-coup-de-pied-au-cul mais ça ne marche pas – celui qui le chasse, est-ce que ce ne serait pas le concierge du Centre sportif ? – il aurait dû faire clown, ton grand-père, pas paysan.

Une autre fois il joue les bonnes sœurs avec cornette comme dans les gendarmes, <link https: www.youtube.com>sœur Marie-Cruchotte, et il joue aussi le colonel Molachon et toi tu ris et tu es tout fier parce que c’est ton grand-père et le voilà qui se met à chanter, le repas est terminé, tout le monde a un verre dans le nez, et lui il s’est levé, il faut pas mal de temps pour que tout le monde fasse silence, parce qu’avant ça gueulait de tous les côtés, mais il s’est levé, ça ne se voit pas vraiment parce qu’il est tout petit, mais il s’est levé quand même et il chante, toujours les mêmes rengaines, la Chanson d’Aliénor, terre où je suis né, terre pauvre et nue, <link file:947>paysan que ton chant s’élève, attendant ton retour comme une sûre amie, et dans l’armoire de la chambre en haut il y a un vieil uniforme de fanfare, celui d’avant le chapeau, celui avec galons et casquette, et toi c’est beaucoup plus tard que tu défileras avec la fanfare et que tu tenteras de marcher au pas tout en essayant de souffler dans ta clarinette, mais marcher au pas, ce n’est pas une affaire de saltimbanques ; une fois, tu crois – peut-être que tu inventes – un cirque avait planté son chapiteau à Montagny-la-Ville, un petit cirque sans éléphants mais avec des chevaux – pas verts, les chevaux, ni tirant sur le bleu – des acrobates, des jongleurs, tu ne te souviens plus trop quoi d’autre parce que le cirque Knie t’avait beaucoup plus impressionné, surtout la ménagerie, des chameaux, des girafes, des singes, mais tu confonds peut-être avec le zoo de Servion ou avec le Moulin de Prez, sortie en famille du dimanche après-midi, des lamas, des poneys, des chiens dans des cages, un sirop, une dame avec des cheveux tressés, l’histoire du jars qui avait pincé ton cousin et chez ce cousin la photo des musiciens, une trompette, un violon, un tuba, un orchestre de bal, <link file:942>c’est à la fin du bal qu’on paie les musiciens, on leur offre à souper, une tranche de jambon, une portion de frites, un verre de Goron, un cervelas le soir du 1er août, mais cette fois c’est en tenant du bout des doigts un lampion que tu défiles, tu as peur de te brûler et tu as peur aussi que ça s’éteigne ou qu’une fois que tu l’auras posé par terre ça mette le feu au terrain de foot mais il faut se taire, c’est le syndic qui parle et qui dit ces noms que tu as appris à l’école, Walter Fürst, Werner Stauffacher, Arnold de Melchtal, une Suisse fidèle à ses traditions mais ouverte sur l’Europe, le syndic est socialiste mais il ne faut pas trop choquer les paysans sinon ça fera du grabuge, alors il dit les mêmes mots que disent les démocrates-chrétiens, mais soudain il faut se lever, la fanfare, avec l’uniforme à chapeau, pas celui de l’armoire chez le grand-père, joue l’hymne national, quelque vieux chantent les paroles, sur nos monts quand le soleil annonce un brillant réveil, et l’orchestre de bal, le soir du 1er août, c’est un homme avec un synthé, il passe des disques et il fait semblant de pianoter, il y a aussi eu une sorte de concours avec des marshmallows qu’on lance dans le corsage d’une dame puis une course au sac et un feu d’artifice qui fait beaucoup de bruit et ce cheval vert et bleu dans la cave, tu te demandes ce qu’il est devenu, et le masque, et l’oiseau, et ton grand-père, eux aussi ont disparu. Alors tu refermes la cave parce ça pue la choucroute rance.

À partir d'une proposition de <link https: www.tierslivre.net spip de françois>l'atelier d'écriture de François Bon, j'ai retrouvé par la mémoire un cheval vert dans la cave chez mes parents (avec aussi Sim, Louis de Funès, les Armaillis de la Gruyère, Allain Leprest et Philippe Torreton).


Post précédentC comme clarinettePost suivantCiels

Commentaires et réponses

×

Nom est requis!

Indiquez un nom valide

Adresse email valide requise!

Indiquez une adresse email valide

Commentaire est requis!

* Ces champs sont requis

Soyez le premier à commenter

A propos

Lie tes ratures, littérature, ce blog se veut l'atelier de mon écriture. J'y déverse en vrac des notes prises au jour le jour, l'expansion de ces notes en des textes plus élaborés, des réflexions et des délires, des définitions et des dérives, bref tout ce qui fait le quotidien d'un homme qui écrit, ici, en Suisse, ailleurs, dans mes rêves et à travers le monde qui m'entoure.

Bref, ce blog suisse de littérature partira dans des directions variées qui, je l'espère, sauront vous parler.