Blog suisse de littérature

À la Santé

  • Vincent Francey

I

Me mettre nu, extraire de mes cellules la nudité de mon âme emprisonnée. Nous voilà donc, pour raison de santé, enfermés. Du moins l’étions-nous. Ils disent confinés mais il s’agit bien d’une prison. Je – Guillaume, c’est Vincent – suis devenu quoi depuis que je suis en prison ? Y a-t-il eu en moi un peu de cette mort de Lazare qui refuse de sortir au grand jour ? Les jeunes filles me font peur, les années qui restent et celles qui furent passent à côté du temps confiné. Ma nudité, ma prison, bien sûr, sont ce qui dans ma tête laisse cette voix ululer en dehors du chant humain ; ma nudité, ma prison, sont cet adieu au monde qui fut si facile, cette distanciation sociale qui est mon penchant naturel, cette solitude à laquelle je m’accroche comme aux barreaux d’une prison.

 

II

Je ne me sens plus là. Quel est ce là qui n’est pas moi ? Quel est ce là qui me traverse sans m’atteindre ? Quel est ce là perdu durant ces mois d’enfermement ? Le soleil filtre mais c’est à travers les vitres, c’est un soleil contre lequel nous avons dressé des barrières, des gestes barrières, des lignes sur le sol, des masques – on se cache derrière les masques – et toutes ces précautions qu’il faut prendre pour retrouver le monde du dehors, toutes ces entraves à vivre, toutes ces présences d’à côté, d’au-dessus, tout ce qui dehors rend le monde – nouveau parce radicalisant les tendances de l’ancien – plus effrayant que cette prison dorée où j’écris des mots de plus en plus irréels, de plus en plus intimes, de plus en plus séparés de ce monde du dehors qui me terrorise. On le souhaitait tant, ce déconfinement, on l’envisageait – un visage de jeune fille – comme une libération, mais plus rien dans le monde du dehors, ce monde qui depuis toujours m’effraie, plus rien n’y semble naturel, spontané, vivant, plus rien n’y semble – c’est une sensation fausse, je le sais bien, mais une sensation n’est jamais fausse – plus rien n’y semble humain. Tout y semble, dans ce monde du dehors, si sérieux, si précautionneux, si craintif. Pas de place pour les pitres, pas de place pour ceux qui ne sont pas prêts à vivre enchaînés. Alors que faire ? M’échapper du monde en restant là où je ne suis pas ?

 

III

S’habituer petit à petit, se promener sans rien dire, regarder sans rien y comprendre un petit bout de monde en plus chaque jour, un petit bout de monde qui s’élargit à peine, regarder par le trou de la serrure ce qui a lieu dans la cellule d’à côté, mais y rencontrer le regard du geôlier qui te condamne : tu dois faire comme si ce monde nouveau était un monde normal, convalescent mais normal ; tu dois t’adapter à la nouvelle donne, suivre les règles, ne pas faire de vague, parce que si tu étais en prison, c’est que tu avais commis une faute ; le geôlier la sait, ta faute, quand tu la cherches encore, le geôlier a la clef mais il refuse de te la donner, alors tu restes enfermé en toi-même et le ciel n’est pour toi que le prolongement de la chaîne qui t’attache à ta prison du dedans. Dehors, ils vont et ils viennent ; dehors, ils vivent, ils se sont habitués, mais toi, tu ne sais pas faire preuve – c’est le mot qu’ils disent – de résilience ; toi, tu ne peux pas t’habituer à un monde qui n’est plus un monde, et même la cellule d’à côté, pour toi, c’est trop loin. Tu aimerais tant rester en prison plus longtemps, tu ne veux pas sortir mais tu dois, ils t’ont libéré quand enfin tu t’y étais habitué, à cette prison, ils t’ont libéré au moment précis où tu avais perdu goût au monde du dehors, au moment précis où ta promenade quotidienne commençait à te suffire.

 

IV

Je m’ennuie. J’aime mon ennui. Je pâlis. J’aime ma pâleur. Je ne pleure pas. Je voudrais, mais le corps enferme les larmes, parce qu’il faut bien y venir, la prison, c’est le corps, la prison, c’est le cœur, la prison, c’est moi et ce désespoir qui me gagne – qui me perd serait plus juste, il n’y a que des perdants à ce jeu-là, à ce je-là, à cette tentation du naufrage – c’est moi dans ma nudité d’âme qui me perds. Et Dieu ? Et l’Amour ? Enfermés dans d’autres prisons, très loin, très près, je ne sais pas. À l’ère de la distanciation sociale, est-il encore possible d’aimer ? Comment font-ils, tous ceux qui vivent encore, pour ne pas perdre la raison ? Comment se protègent-ils du monde intolérable dans lequel ils se résolvent à vivre ?

 

V

Lentement, ils avaient dit lentement, ils avaient répété lentement, ils avaient mis en garde : aussi lentement que nécessaire. Et nous avions obéi. Mais nous n’avions pas écouté le début. Aussi vite que possible, ils avaient dit aussi vite que possible. Puis nous nous sommes habitués à la lenteur et nous avons oublié les vers anciens : vienne la nuit sonne l’heure les jours s’en vont je demeure. Et moi, je me suis vautré dans ma lenteur. Penchant au confinement, penchant à la lenteur, ce monde arrêté était un monde pour moi, c’était un monde au tempo de mon horloge biologique, c’était enfin une pause dans la course à la vie. Mais aussi vite que possible, ont-ils dit, comme si tout, même les heures lentes, surtout les heures lentes, ne passait pas trop vitement, comme si le mot vite était pour moi encore possible, comme si le possible pouvait l’emporter sur le nécessaire. La lenteur ne m’est pas nécessaire que provisoirement, elle m’est nécessaire à chaque heure. Mais ils nous ont libérés, le monde a recommencé à courir, mais à courir autrement que cette course à laquelle nous avions mis tant de temps à nous habituer et nous voilà emprisonnés dans notre lenteur – nous, c’est moi et ce sont dans ma bouche les mots de Guillaume, mots que je fais miens, mots que je trahis, mots à qui je fais dire ce qu’ils ne disent que dans ma tête – et nous voilà empêtrés à nouveau dans nos peurs, ces peurs que nous avions mis tant de temps à apprivoiser dans le monde d’avant, mais pendant que nous dormions le monde du dehors a changé, tout est à recommencer et nous ne nous en sentons pas le courage.

 

VI

Les bruits de la ville, ce désir si intense de les retrouver en même temps que cette terreur, ce sont des bruits inconnus, des bruits qui font peur, des bruits qui ont peur, parce que la ville n’est plus la ville, c’est une ville-fantôme et ces gens dehors qui marchent dans la ville, ces gens masqués qui se tiennent à distance les uns des autres, ce sont des zombis, ce ne sont plus tout à fait des gens et ils savent bien qu’à marcher ainsi dans la ville – ce n’est pas leur bruit qui fait peur, c’est leur silence – ils ne font que jouer un rôle, mais ils sentent – je le sentirai aussi, je l’ai déjà senti, je commence lentement à gagner au jeu de l’espoir – ils sentent que la vie revient en eux et ils se souviennent que tout à l’heure il était question de Lazare et ils aimeraient lui poser la question, à Lazare, comment vivre quand on a vu la mort de si près. Et moi dans ma prison, je m’apprête à sortir malgré tout, je m’apprête à sortir de moi-même, je m’apprête à affronter le monde du dehors, à lentement mais sûrement lui redonner les couleurs de la vie, sa belle clarté, comme dit Guillaume, qui trouve toujours le mot qu’il faut, et moi, je m’apprête à reconstruire un monde du dehors plus beau qu’avant, aussi lentement, aussi vitement que ma raison, ma chère raison ébranlée, ma chère raison qui s’était fourvoyée, ma chère raison dont j’ignore si elle saura s’adapter à ce monde du dehors qui lui semble si violent, ma chère raison aussi vitement que possible – c’est-à-dire lentement – s’apprête à sortir de sa prison, parce que nous sommes seuls dans ma cellule et que ce pluriel dans la solitude est plus insupportable que ce pluriel mis à distance dans les gestes barrières d’un monde qui petit à petit aura le courage de les briser, ces barrières.

Lecture du poème À la Santé tiré du recueil Alcools de Guillaume Apollinaire, avec une introspection inspirée par celui-ci.


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Lie tes ratures, littérature, ce blog se veut l'atelier de mon écriture. J'y déverse en vrac des notes prises au jour le jour, l'expansion de ces notes en des textes plus élaborés, des réflexions et des délires, des définitions et des dérives, bref tout ce qui fait le quotidien d'un homme qui écrit, ici, en Suisse, ailleurs, dans mes rêves et à travers le monde qui m'entoure.

Bref, ce blog suisse de littérature partira dans des directions variées qui, je l'espère, sauront vous parler.