Blog suisse de littérature

Chanteuse (n.f.)

  • Vincent Francey

Le jaune vif, c’est pour attirer les regards, elle a de la peine à se l’avouer, mais elle aime attirer les regards. Pour le moment, elle doit se concentrer, trouver la bonne ligne dans la partition, chanter en ouvrant la bouche, lui montrer — elle en a repéré un, dans les basses — la blancheur des dents, sourire mais ne pas se laisser surprendre en flagrant délit par le chef. Elle s’applique. C’est de la musique romantique. Mendelssohn. Transportée par la musique, transcendée ? Trop tôt pour le dire. Les notes à déchiffrer, le chef qui s’énerve, il faut noter le dièse à côté du do, et elle se retourne vers les basses. Il écrit dans sa partition. Elle n’ose pas lui sourire. Ils ne se connaissent pas. Ce n’est pas une fille comme ça, elle a son appartement à elle seule depuis peu, depuis qu’avec l’autre ça n’a plus été ça, elle a la petite une semaine sur deux, elle se déplace à vélo, achète ses légumes au marché, elle essaie d’être une femme de son temps, une femme moderne, et elle se mord la lèvre en le regardant avec un peu plus d’insistance. Il chante, ouvre la bouche, s’applique. Deux bouches qui s’appliquent. Elle a posé la main sur le genou. Elle imagine des choses. C’est au tour des altos, de toutes les altos, précise le chef, en la regardant. Elle cherche la mesure, sa voisine lui montre l’endroit, lui sourit. Est-ce qu’elle a remarqué ce petit jeu ? Elle chante : Te Deum laudamus. Mendelssohn avait dix-sept ans quand a composé cette pièce. Le chef raconte, se trompe dans les dates, fait une plaisanterie. Elle n’écoute plus, s’est retournée. Ils rient tous, dans les basses, sauf lui. Dix-sept ans, elle se dit, comme si de nouveau dix-sept ans, puis il faut à nouveau chanter, en renonçant : trop sérieuse pour avoir dix-sept ans. Il y a la petite à récupérer, la cuisine, le chat. Elle se concentre sur la partition, note le si bémol, se trompe quand même en chantant. Il faut se lever, chanter en voix mélangées. Il s’assied à côté d’elle, crucifiée dans sa partition. En plus, il a une jolie voix. Et elle, elle s’est à nouveau trompée, au si bémol.


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A propos

Lie tes ratures, littérature, ce blog se veut l'atelier de mon écriture. J'y déverse en vrac des notes prises au jour le jour, l'expansion de ces notes en des textes plus élaborés, des réflexions et des délires, des définitions et des dérives, bref tout ce qui fait le quotidien d'un homme qui écrit, ici, en Suisse, ailleurs, dans mes rêves et à travers le monde qui m'entoure.

Bref, ce blog suisse de littérature partira dans des directions variées qui, je l'espère, sauront vous parler.