Blog suisse de littérature

Café des Arcades, jeudi 7 avril 2016, 9h40

Cela ressemblait à un vrai bistrot.

Un vieillard à casquette lisait les Freibuger Nachrichten en s’attardant sur les avis mortuaires, des fois qu’un pote ait cassé sa pipe; des ouvriers arrivaient en retard pour la pause du matin; des profs en vacances refaisaient le monde à l’envers; Hubert Audriaz hurlait, là-bas au fond, comme si c’était de son boguet que s’échappait cette vapeur de jazz que les conversations étouffaient.

De quoi causaient-ils, tous ces gens ?

Les types en bras de chemise (drôle d’expression, pensa-t-il, lui aussi en bras de chemise, mais, moins clair, plus carronné, bleu plus roi et plus travailleur que planqué de bureau en interminable pause) parlaient sans doute affaires de gros sous, soucis avec l’apprenti qui a mal rempli la facture, éléments à déduire sur la déclaration d’impôts ; bref, allons voir ailleurs.

Les profs en vacances, reconnaissables entre mille à la passion qu’ils mettent à parler de tout et de rien pour s’en plaindre, parlaient de culture et de psychologie, de la redoutable angoisse du comédien comparée à celle de l’enseignant à l’heure du monologue, de l’impossible quête d’originalité des peintres locaux qui se prennent pour Picasso, de l’accord final d’un oratorio pseudo-dodécaphonique ; bref de rien, toujours de rien.

M. s’était installée pour lire le journal, l’œil critique, parce que La Liberté, ça reste un journal fribourgeois, bien-pensant, PDC, qui fait semblant d’être de gauche, alors que M., de gauche, elle l’était vraiment.

Le café des Arcades à Fribourg, c’est le stamm du parti socialiste (de la gauche molle, pensa M.). Les ouvriers ne se sont pas attardés. Trop bobo. Bobo : terme à la mode pour parler des gens qui ont à la fois des sous et de la morale, espèce plus rare qu’il n’y paraît.

Cette femme suspendue à son portable, charmante et lointaine, était à coup sûr de cette confrérie. Elle avait plein de soucis qu’elle s’inventait, plein de responsabilités pour lutter contre le sexisme, des enfants qui l’ennuyaient sans qu’elle n’ose se l’avouer, un mari qu’elle voudrait bien tromper, qu’elle pourrait tromper, mais elle avait aussi de la morale, un petit fond de morale catholique qui l’empêchait de se lâcher, du moins pour le moment. Ce collègue, à l’autre bout du fil, pourtant… Lui aussi, ses enfants l’ennuyaient, lui aussi, sa femme, lui aussi la morale…

Un saxophone survola un instant les conversations. Le café se vida. La fille au téléphone se rapprocha d’un hirsute qui refusait de reprendre le boulot. « Pourquoi pas ? » se dit-elle, puis elle s’en alla, pressée, troublée, déçue et malheureuse. Il faut aller chercher les enfants à la crèche, ces putain d’enfants! Non, tu ne dois pas penser ainsi, c’est mal, voyons!

M. passa à toute vitesse sur les pages sport du journal. Elle ne regarda même pas la page des morts parce qu'elle ne voulait pas se sentir déjà vieille. Elle se mit aux mots croisés, pour que le temps ralentisse.

Elle le vit. "Je travaille", lui dit-elle.

Comme travaille un prof, songea-t-il.

« Encore deux jours », lui dit-elle.

Les corrections…

Peut-être serait-il intelligent d’y retourner. Il hésita. Les types en bras de chemise s’attardaient. Finalement, le boulot, le faire ici ou au bureau, qu’est-ce que ça change ?

Jadis, ici, les serveuses étaient jolies.

Au fond, les corrections… 


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A propos

Lie tes ratures, littérature, ce blog se veut l'atelier de mon écriture. J'y déverse en vrac des notes prises au jour le jour, l'expansion de ces notes en des textes plus élaborés, des réflexions et des délires, des définitions et des dérives, bref tout ce qui fait le quotidien d'un homme qui écrit, ici, en Suisse, ailleurs, dans mes rêves et à travers le monde qui m'entoure.

Bref, ce blog suisse de littérature partira dans des directions variées qui, je l'espère, sauront vous parler.