Blog suisse de littérature

L'appartement Pré-Michel

  • Vincent Francey

Un rayon de soleil pris dans le pli du rideau, des salissures sur la vitre, un peu de neige sur le bosquet, une échelle à l’horizontale, un toit, des branchages, un ciel laiteux, l’en-dehors petit à petit devenu plus clair, la neige s’apprête à fondre, un fil de toile d’araignée, le jeu vague du rideau qui bouge à peine – peut-être ce rien n’était-il qu’un oiseau – et lentement le dedans qui revient, le gond d’une porte d’armoire, une poignée, des nœuds dans la boiserie, toi. Tu es debout, tu n’oses pas le moindre mouvement, tu ne devrais pas être ici, tu le sais, tu hésites à t’en aller. Il y a ce pantalon gris. Il y a ce chemisier moutarde à peine échancré, ta poitrine qui se soulève puis retombe, la rondeur menue de tes seins, ton cou, ton menton, le sombre éclat de tes yeux, ta bouche, la frange oblique de tes cheveux courts, tu es debout, de face, il semble que ta main va s’ouvrir, et ton pouce, écrasé sur ta hanche, semble pris d’un léger tremblement. Les nœuds dans la boiserie, les poignées, cet homme renversé sur l’affiche, photo en noir et blanc, coupe à la Beatles – Paul ? Ringo ? – les jambes seules à l’endroit, souliers vernis, c’est une affiche de théâtre, il est écrit en rouge l’illusion comique et l’on voit encore un peu ta main, elle a l’air de caresser le papier de l’affiche puis elle disparaît et d’autres gonds, d’autres poignées, d’autres nœuds dans la boiserie, d’autres rayons de soleil prennent sa place. Sur une seconde affiche, il est écrit le moche. C’est un homme sans visage. On pourrait dessiner n’importe quoi à la place des yeux, du nez, de la bouche. On pourrit t’y dessiner, le trait droit du nez, les muscles du cou, l’omoplate saillante, mais c’est un cercle blanc, un cercle dans l’ombre quand le soleil ne laisse briller que le ruban adhésif dans le coin en bas à gauche de l’affiche. Le moche porte une veste, une chemise, une cravate noire, son cou est composé d’une tige d’acier, autour de son non-visage, c’est un miroir mais on ne voit rien quand on s’y mire, on ne t’y voit pas, on ne voit pas l’ambre de ta peau, on ne voit que du blanc, on ne voit rien sinon à nouveau des gonds, des poignées, des nœuds dans la boiserie, deux crochets pour suspendre des vêtements auquel rien n’est suspendu et ce mur jaunâtre et nu que le soleil tache de petits trous clairs. Sur le canapé gris, trois coussins verts. Sur l’un d’entre eux s’estompe la trace de ta nuque. Un pull-over d’un vert plus sombre est posé en boule sur le canapé, puis il y a une pile de livres. Sur celui du haut, il est écrit le chiffre 209, la couverture est bleue, un marque-page en dépasse, à peu près au milieu, puis c’est encore le mur, les nœuds dans la boiserie, un piano électrique de marque Kawai sur lequel est ouverte une partition, mais ce que l’on entend, c’est le moteur un tracteur qui s’éloigne, le souffle de l’ordinateur allumé, ta respiration qui s’accélère. Le lutrin est presque caché. Il se tient droit sur ses trois pattes à côté d’un autre trépied appuyé contre le mur. Aucune musique sinon ce moteur de tracteur qui cette fois se rapproche. Au-dessus de la bibliothèque, des cartes de vœux, des éléphants, des papillons, des arbres sous le givre, un lapin, une toile d’araignée, une rose, un rat, Charles Baudelaire, les nœuds dans la boiserie, encore un éléphant et des mots sur la tranche des livres, mots obliques, Le nouveau Petit Robert 2010, Former des apprentis, Chantons, dansons, bénichonnons, Desproges, Logarithmi – 5 décim. 400°, Cours moyen de Langue allemande, un pan de mur jaune, des disques compacts – le seul nom lisible sur les tranches est Frank Sinatra – mais toujours le tracteur, il met les gaz, on voit dans la petite ouverture entre les rideaux un pot d’échappement derrière la haie de thuyas, un homme, une tronçonneuse, mais le tracteur s’en est allé, la neige a fondu, le tracteur recule, on ne voit que la couleur orange de la tronçonneuse posée à côté du conducteur, on ne la voit plus, le tracteur s’en est allé, il y a une échelle à l’horizontale, un toit, le ciel, toi. Tu as ôté tes vêtements, tu es debout devant la porte de l’armoire, tu t’effaces lentement, un talon, un mollet – tu es de dos – une jambe, l’autre jambe, le tracteur est revenu, son conducteur porte un bonnet et des protège-oreilles, le tracteur s’en est allé, ton autre jambe a disparu, des gonds, des poignées de porte, des nœuds dans la boiserie, un rayon de soleil sur ton coude, tes épaules, ta tête à l’envers qui tourne, ton sourire, puis ne restent que tes yeux sombres, un seul œil, le moteur du tracteur par saccades, une paupière qui s’abaisse, les nœuds dans la boiserie et en rouge – ton parfum, une seule goutte de ton parfum – en majuscules – ton souvenir – ces mots : l’illusion comique.

Le soleil, plus timide, s’est empêtré dans le rideau. Des nuages défilent au-dessus des toits, il y a une échelle à l’horizontale et un peu moins de neige qu’hier, quelques plaques de blanc sur le vert défraichi, du vent dans les branchages, le rideau immobile, on est à nouveau dedans, tu es à nouveau là, tu portes une jupe de laine, un collant, un pull à col roulé, tu te tiens de profil, tu fais semblant de te servir un café. Sur ton visage, il y a un masque de tissu. Tu l’enlèves, tu le laisses pendre à ton oreille, tu portes une tasse imaginaire à ta bouche, ton visage seul est de face, tes yeux intenses, on ne parvient pas à deviner ce qu’ils fixent avec tant d’ardeur de l’autre côté de toi. Derrière toi, les nœuds dans la boiserie. La porte de l’armoire est entrouverte, on n’y voit que du noir. Sur l’affiche l’illusion comique, ce jeune homme à l’envers ne semble pas te voir passer devant lui à pas lents, tu t’arrêtes devant le moche, tu es à nouveau nue, de dos, tes hanches, tes fesses, ta nuque juste en face du non-visage qui te regarde. Rien ne se reflète dans le rond blanc, tu es nue mais tu as remis ton masque de tissu, tu ne bouges plus, tu vas être aspirée par le miroir, tu vas encore disparaître, mais plus rien ne bouge, tu es nue, de dos, devant le moche, et tu le regardes, immobile, fascinée. Dans le cercle blanc, on devine un œil, puis deux, puis ta bouche, puis le trait fin de ton nez, tu as enlevé ton masque, tu portes ta jupe de laine, ton collant, ton pull à col roulé, des nœuds dans la boiserie, la poignée d’une porte. Celle du salon est ouverte, elle donne sur un corridor vide et sur une autre porte, fermée. Le mur jaune, le canapé gris, le pull en boule, les coussins verts. Plus aucune trace de ta nuque sur ceux-ci, seulement une tache de sang séché, puis un rayon de soleil sur la pile de livres, un nom écrit sur celui du haut : Kafka. Te voilà encore, tu portes un jeans, une chemise mauve et tu es assise sur une chaise face au piano électrique, le rayon de soleil disparaît, tes mains sont posées sur le clavier mais le seul son qu’on entend est celui du vent qui souffle par rafales de l’autre côté de la fenêtre. Ton visage a pivoté, tu souris, tes lèvres bougent, il semble que tu parles mais ce n’est que le vent, le soleil est de retour, il éclaire la partition que tu ne déchiffres pas, il repart, il n’y a plus personne sur la chaise devant le piano électrique, seulement un coussin gris et la marque de tes fesses qui s’efface lentement. Le soleil est de retour, le lutrin scintille, le trépied n’a pas changé de place, il y a d’autres mots à lire sur la tranche des livres, Le Petit Robert 2013, L’essentiel de l’Allemagne, Histoire du canton de Fribourg, 50 ans de cinéma américain, C’était la guerre des tranchées, Petits Poëmes en prose (Le Spleen de Paris), un rat qui semble voler au-dessus des fleurs, des revues bien alignées, le petit pan de mur jaune, le mot Chorus, encore un petit pan de mur jaune, un rayon de soleil qui s’allume et qui s’éteint sur le rideau, la neige, le vent, les nuages sur le toit et toi, bien sûr. Tu es nue, tu es de dos, tu ne disparais pas, tu t’incrustes, tu te tiens dans l’angle de la pièce, à l’abri des rayons du soleil et de leur va-et-vient, tu es nue, tu es de dos, tu es nue, de dos, nue, tu es de dos et l’ambre de ta peau s’incruste lentement dans le nœud de la boiserie. En rouge, il y a ces mots : l’illusion comique.

Ralenti et caméra circulaire autour de l'appartement où je vis (avec fantôme), un texte inspiré par <link https: www.tierslivre.net spip de françois>l'atelier d'écriture de François Bon.


Post précédentL'appartement route d'ArsentPost suivantPlaintes sur un compagnon mort

Commentaires et réponses

×

Nom est requis!

Indiquez un nom valide

Adresse email valide requise!

Indiquez une adresse email valide

Commentaire est requis!

* Ces champs sont requis

Soyez le premier à commenter

A propos

Lie tes ratures, littérature, ce blog se veut l'atelier de mon écriture. J'y déverse en vrac des notes prises au jour le jour, l'expansion de ces notes en des textes plus élaborés, des réflexions et des délires, des définitions et des dérives, bref tout ce qui fait le quotidien d'un homme qui écrit, ici, en Suisse, ailleurs, dans mes rêves et à travers le monde qui m'entoure.

Bref, ce blog suisse de littérature partira dans des directions variées qui, je l'espère, sauront vous parler.