Blog suisse de littérature

Le Belvédère, lundi (de Pâques) 28 mars 2016, 19h

« Soûl, de satur, rassasié. » La définition de son futur sur le mur. Des anglais s’expliquaient la couleur des vins. Rouge ? Blanc ? Lui, il aurait bien aimé une bière. Fallait-il commander au comptoir ?

Les tables n’avaient pas toutes poussé à la même vitesse. La sienne était un peu branlante. Juste à la bonne hauteur. Le piano était couvert, pas le temps. Il pleuvait des guitares dans l’ampli d’en face. Des gens passaient au loin, devant des livres. Il préférait les livres aux gens. Ici, personne ne lisait les livres. Ce n'était qu’une partie du décor, comme les vieux canapés défoncés, les chaises fleuries d’usure, un tronc couvert d’une peau de chamois déchirée, un vieux buffet peinturluré en vert, un parquet d’écurie trop bien lavé.

Des rayures de soleil – les dernières, malgré l’heure d’été – entraient en catimini dans la pénombre naissante qu’un chien traversa, triste de s’en aller.

Il se demandait si cette voix, ce n’était pas… Non, c’était une autre. Forcément. C'était un voix jeune, forte, peu gracieuse, sûre d’elle, trop basse pour une fille, un beau timbre de contralto. Il pensa qu’elle chantait bien, peut-être. La voix du haut-parleur faisait corps avec les guitares. Il préférait la voix de la fille, qui s’était tue, comme de bien entendu.

« Un homme soûl n’est pas forcément un ivrogne. », était-il écrit. Il buvait, seul, une hoegaarden, avec une demi-rondelle de citron. Il n’était pas soûl. Les chaises en face restaient désespérément vides. Il n’y avait que des voix.

Les anglais jouaient en buvant du vin. Du blanc, finalement. Des ombres sur le mur semblaient hésiter à s’asseoir. Seule une chaise, trop basse, restait vaguement illuminée. « To late », entendit-il ; la nuit allait arriver. Pourquoi s’était-il rendu là ? Hasard, nécessité, besoin de s’imprégner d’une autre ambiance. Mauvaise idée.

Voilà. La chaise était dans l’ombre. Des gens partaient. Des voix se taisaient. D’autres gens arrivaient, avec des grosses valises, comme si ce bar vintage (« quel affreux mot », songea-t-il, si bourré de marketing : lui, il n’était pas bourré, pas encore) était un hall d’hôtel.

Un type bouffait des paquets de chips paprika sans les ouvrir. Il pensa avec nostalgie que les meilleures, c’étaient celles qui étaient pliées en deux et que ça n’existe plus, qu’aujourd’hui, elles ont toutes la même forme, celle de la patate calibrée et banale qu’on voit dans la pub. Encore les ravages du marketing. Lui, il se souvenait des patates biscornues qui défilaient jadis devant ses yeux, du temps où il faisait le paysan. « Plus personne ne fait le paysan », se plaignit-il, parce qu’un paysan, ça ne sait que se plaindre. Sa mélancolie redoubla : « Soûl : rassasié, ennuyé jusqu’au dégoût. »

En face, toujours rien. Des ombres. Un couple. De l’action, enfin. Il se souvint que lui aussi, sur ce même canapé… La fille était mignonne. Jadis comme aujourd’hui. On se pose sur des canapés pour s’y aimer ou pour y lire, songea-t-il. Les livres, jaloux, bouillaient sur leur étagère : toujours plus de couples, toujours moins de lecteurs. La peau des livres est moins douce que celle des filles.

Soudain, les livres s’envolèrent. Ils firent vibrer leurs pages-ailes (ou leurs ailes-pages ?) et ils foncèrent, kamikazes de papier, sur les couples ahuris, qui en étaient déjà au stade où on ne voit plus que son reflet vaporeux dans les yeux trop ouverts de l’autre (il trouva sa formule vachement romantique).

Et boum, les livres cognèrent ! Ils rouèrent les couples de coups et ils les bouffèrent pour les recracher transformés en de belles histoires d’amour , des poèmes, des tragédies, des romans à lire sur la plage en été.

« En avoir tout son soûl, autant qu’on peut en désirer. » Le couple s’était reformé. Il y avait un bébé. Recommander une bière ? Il n’y a jamais assez de bière quand les couples défoncent les canapés.

Voilà que les anglais parlèrent allemand. Peut-être serait-il mieux de partir. On affirma dans son dos, à nouveau en anglais, que Jésus était vivant. Lundi de Pâques, se dit-il, il est remort. Et il en a. Pourquoi avoir monté ce canular ? Le coup de l’apparition et de la pierre roulée avant même qu’elle n’amasse mousse (il ne commanderait pas de deuxième bière), c’était quand même gros, non ? Pourtant, ils avaient tout gobé. Il aurait beau faire des pieds et des mains cloués pour leur dire que ce n’était qu’un witz, ils étaient tombés dans le panneau et ils s’acharnaient à y retomber sans cesse.

Les anglais s’étaient même mis à chanter. C’est dire (aurait ajouté… non, ce n’est pas la même histoire.) Se jetteront-ils sur le piano ? Une dame, seule, y posa ses lunettes. Elle s’y recoiffa devant un miroir imaginaire. Puis elle s’en alla, en silence.

Prendre un livre ? Ils vomissaient encore le couple mal digéré. La fille a un gros nez, se trouva-t-il comme excuse pour ne pas céder à la jalousie, parce que bien sûr la jalousie des livres n’était que la sienne en plus poétique.

« J’allais dire… » L’autre fille, celle de l’autre couple, ne parla pas assez fort. Le problème des couples, c’est qu’ils ne se parlent qu’entre eux, surtout quand ils sont assis – bientôt couchés – sur des canapés défoncés.

Un autre chien s’en alla. Les chiens n’aiment pas les couples qui se vautrent sur des canapés. Lui non plus. Il suivit le chien.  


Post précédentGuy de Maupassant, Une ViePost suivant1er octobre 2014

Commentaires et réponses

×

Nom est requis!

Indiquez un nom valide

Adresse email valide requise!

Indiquez une adresse email valide

Commentaire est requis!

* Ces champs sont requis

Soyez le premier à commenter

A propos

Lie tes ratures, littérature, ce blog se veut l'atelier de mon écriture. J'y déverse en vrac des notes prises au jour le jour, l'expansion de ces notes en des textes plus élaborés, des réflexions et des délires, des définitions et des dérives, bref tout ce qui fait le quotidien d'un homme qui écrit, ici, en Suisse, ailleurs, dans mes rêves et à travers le monde qui m'entoure.

Bref, ce blog suisse de littérature partira dans des directions variées qui, je l'espère, sauront vous parler.