Blog suisse de littérature

Le point de vue du grutier

  • Vincent Francey

Ce que l’on voit de là-haut ressemble à cette photographie. Des avions survolaient les villages puis on vendait aux gens leur maison vue du ciel. On accrochait cela dans le salon et on essayait d’y distinguer des détails. Cela faisait renaître des époques anciennes dans les discussions d’après repas. Le grutier a de la chance : le monde aplati qu’il observe est en mouvement. La photographie a repris vie.

Une voiture rouge est parquée devant la ferme. Un Z en travers d’un cercle. Un break de chez Opel. Quatre portes. C’est le modèle familial avec un coffre assez grand pour y déposer trois boilles de lait ou trois sacs de pommes de terre en plus de six passagers. Une longue antenne dépasse du toit, tirant un trait noir sur le fond rouge. Radiocassette (Pierre Bachelet en boucle), conduite automatique, le grand luxe.

Sur le toit de la ferme, une tuile transparente, pour ajourer. On ne voit pas à l’intérieur. Il n’y a sans doute rien à voir, des bottes de paille entassées, de la poussière, des toiles d’araignées. Une tuile manque un peu plus bas, d’autres tuiles semblent avoir été bougées lors d’un récent orage. La cheminée occupe une place disproportionnée, elle ne sert pas qu’à laisser s’échapper la fumée, on y pend jambons et saucissons, qu’on appelle de la borne, précisément parce que c’est ainsi qu’on nomme les cheminées comme celles-ci. Aucune fumée n’en échappe en ce moment. C’est l’été. Début septembre.

Une silhouette s’affaire près du bassin. On dirait une femme. Plutôt jeune, la trentaine, elle a posé un objet sur le rebord, une seille dans laquelle elle laisse couler de l’eau. Quelque chose cloche dans les gestes de cette femme, on ressent comme un déséquilibre en l’observant, non pas que ses gestes soient gourds ou hésitants, ce sont au contraire des gestes précis, rapides, assurés, mais quelque chose cloche. Dans la seille, on devine un jambon qu’elle a mis à dessaler. Elle n’utilise qu’une seule de ses mains, voilà ce qui cloche, elle est peut-être blessée. Elle bouge trop vite pour qu’on en sache davantage.

Une autre silhouette apparaît, plus difficile à distinguer. Un enfant accoudé à une barrière. De dos, il regarde vers le bas et semble absorbé par ce qu’il observe. Se tenant sur la pointe des pieds, il ne bouge pas, agrippé à la barrière derrière laquelle des escaliers descendent vers une cave, même si vu d’ici tout semble plat, les escaliers ne se distinguant pas d’une simple dalle de béton. Qu’est-ce qui fascine tant ce gamin au fond des escaliers pour qu’il reste ainsi immobile ?

Des rectangles verts au milieu, champs d’épinards ou de pois mange-tout, des spirales autour desquelles grimpent des plants de tomates, des tagettes et des glaïeuls alignés sur une étroite bande, dans un coin d’immenses feuilles de rhubarbe, le jardin ne déborde pas de ses limites, il est fermé par une clôture grillagée, rien n’y semble naturel, il y a des rues, des impasses, des blocs d’habitations. Les haricots à perche, on dirait des gratte-ciels.

Étrange cime que celle de ce conifère, car ce ne sont assurément pas des feuilles, étrange cime arrondie, ce ne peut être ni un épicéa ni un mélèze, il semble que quelqu’un a taillé cet arbre, on dirait une haie plaquée au-dessus d’un tronc, une haie circulaire placée arbitrairement entre la ferme, le jardin et la route. Cela ressemble à un pommier à épines mais c’est peut-être un if.

De l’autre côté de la route, l’homme qui balaie est à torse nu, il roule les mécaniques, mais pour qui ? Sans doute pas pour le grutier. Y a-t-il dans la ferme des jeunes filles qui écartent les rideaux pour admirer son corps d’athlète ? Se doute-t-il seulement qu’il se donne en spectacle ? Ballet du balai. Son crâne dégarni devrait le calmer.

Le tas de fumier, pendant strié du jardin : un carré d’où sort une planche. Rien ne dépasse. Tout a l’air propre. Aucune odeur. Quelques poules y picorent puis lèvent la tête vers le ciel, dardant on ne sait où leurs yeux sans étincelles, avalant quelque lombric puis replongeant leur bec dans la fange.

Sur un tas de planches, un chat dort. Trois couleurs : une chatte. On ne perçoit pas la respiration de l’animal. Il fait partie du tas de planches, y ajoute des nœuds mystérieux. Le matou rôde quelques mètres plus loin, il s’arrête, tourne la tête, reprend sa marche. Pas un regard pour la chatte qui dort.

De la fumée s’échappe d’un chaudron. Est-ce de là que sort cette odeur de terre bouillie ? Que peut-on bien y cuire et dans quel but ? À côté du chaudron, des pierres en quinconce semblent former un petit escalier mal plat. On a disposé des cailloux dans la pente pour ne pas trop glisser. Ou alors on a cru construire de vraies marches mais on était trop saoul pour faire mieux qu’amasser pêle-mêle ces quelques pierres qui dessinent une marelle disloquée.

Des clapiers devant une cabane en bois qui glisse inexorablement vers le tas de fumier en contrebas. On peine à distinguer le mur du toit tant plus rien n’y conserve la moindre verticalité. Dans les clapiers sont coincés des lapins blancs, des gros lapins qu’on engraisse pour les bouffer, pas des petits qu’on achète pour faire plaisir aux enfants. Si la cabane n’était pas remplie de bûches de bois, elle serait déjà par terre.

Le point de vue du grutier, un texte issu d'une proposition de <link https: www.tierslivre.net spip>l'atelier d'écriture "prendre" de François Bon, à partir d'un texte de Marcel Cohen. Le texte a été écrit avant d'avoir revu la photo, les détails ne correspondent donc pas toujours. Quant aux cassettes de Pierre Bachelet, en voici un extrait de circonstance.


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A propos

Lie tes ratures, littérature, ce blog se veut l'atelier de mon écriture. J'y déverse en vrac des notes prises au jour le jour, l'expansion de ces notes en des textes plus élaborés, des réflexions et des délires, des définitions et des dérives, bref tout ce qui fait le quotidien d'un homme qui écrit, ici, en Suisse, ailleurs, dans mes rêves et à travers le monde qui m'entoure.

Bref, ce blog suisse de littérature partira dans des directions variées qui, je l'espère, sauront vous parler.