Blog suisse de littérature

Le Tunnel, jeudi 20 avril 2017, 9h40

Les pauvres, sur les photos, semblent pensifs. Pourquoi est-ce toujours en noir et blanc qu’on les montre ? Pour que les gens croient qu’ils appartiennent au passé, qu’ils n’existent plus et que le bon libéralisme mou les a admis dans l’ascenceur social ?

L’écrivain, squelettique, tape à la machine. De temps en temps, ça fait cling. C’est qu’il a une idée. Il pond un roman social où tout le monde est barbu, pas par choix, non, mais parce qu’on n’a pas les moyens de se raser.

Le vieux au chapeau, c’est Jacky. Avant, il vivait bien, il avait une femme et des gamins, non, il faut écrire ça autrement ; cling, le vieux au chapeau, c’est Albert, il dort dans un carton, non, le vieux au chapeau, c’est Claude, et s’il joint les mains, ce n’est pas pour prier, c’est pour se réchauffer. Non, ce n'est toujours pas ça.

L’écrivain peine. Les histoires de pauvres, c’est toujours la même chose, du moins se l’imagine-t-il, parce qu'il n’est pas pauvre et parce qu'il est jeune. Il aimerait bien tomber dans la mistoufle mais il a de la peine à se lancer. Joli mot que mistoufle, d'ailleurs, à caser dans le roman ! Le vieux au chapeau, c’est Ernest, il est dans la mistoufle, il... 

Elle entre. L'écrivain laisse tomber son roman. Quel nom lui donner ? Sabina ? Isabelle ? Léa ? Il se relit : le vieux au chapeau, c’est Gaston, non, il a déjà utilisé ce prénom, cling, ce sera plutôt Fernand, non, déjà pris aussi, ce qui est sûr, c'est qu'il est dans la mistoufle.

Peut-être que dans Liberté, on trouvera quelque chose, à la page froide. « Il fait froid ce matin, Baptiste. », affirme Sabina, ou Isabelle, ou Léa. Baptiste. Il s'appelle Baptiste ! Et si le vieux au chapeau portait le même nom que l’écrivain ? Il s’y identifierait mieux, se rapprocherait de ses lecteurs, vendrait plus et sortirait enfin de la mistoufle.

Mais ce n’est pas pour l’argent qu’il écrit, non, il versera la moitié à la Tuile, d’ailleurs, mais bon, peut-être qu’avec un ordinateur, l’inspiration viendra plus vite, comme chez l’autre, celui qui se cache au coin et qui n’arrête pas de pianoter. Et si le vieux au chapeau s’appelait Vincent ? Là, l’identification serait triple : deux écrivains et un pauvre. Ou alors, Vincent, ce serait l’autre vieux, celui aux cheveux longs, ou le chauve, ou les trois à la fois.

Pourquoi y a-t-il autant de pauvres ? La fille - elle s'appelle peut-être Manon, ou Marion, ou Marie - est venue ici juste pour un livre. Pas celui de Baptiste. Ni celui de Vincent. Elle veut faire la tournée des bistrots, pas pour boire, non, pour lire, et pour causer à des écrivains, et pour côtoyer des pauvres. Elle aussi, elle aimerait bien écrire, mais son chef refuse. Elle ne peut même pas prendre de pause à midi.

L'écrivain lui explique comment il écrit. Il prend des notes, il les relit, il réécrit. L’autre, celui à l’ordinateur, ne prend pas de notes, il pond vite quand Baptiste peine sur sa vieille machine et laisse venir des filles lui causer. Vincent, derrière son écran (il allait écrire son « écrin », encore une trouvaille à caser quelque part), se cache. Il écoute plus qu’il ne regarde. Il écrit vite, intensément, puis plus rien. Au bout d’une demi-heure, le flot s’arrête et il s’en va.

Baptiste restera toute la journée. Son roman sera composé de phrases courtes, parce que les phrases des pauvres sont courtes. Le vieux au chapeau, ce sera le vieux au chapeau, au fond, pourquoi lui donner un nom ? L’autre a bien intulé son roman L’homme à la valise. 


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A propos

Lie tes ratures, littérature, ce blog se veut l'atelier de mon écriture. J'y déverse en vrac des notes prises au jour le jour, l'expansion de ces notes en des textes plus élaborés, des réflexions et des délires, des définitions et des dérives, bref tout ce qui fait le quotidien d'un homme qui écrit, ici, en Suisse, ailleurs, dans mes rêves et à travers le monde qui m'entoure.

Bref, ce blog suisse de littérature partira dans des directions variées qui, je l'espère, sauront vous parler.