Blog suisse de littérature

Les trentenaires aiment la bonne bière, mercredi 30 mars 2016, 13h15

De bric et de broc, tiroirs au mur et mobilier dépareillé, ce lieu, c’est tout ce qu’il y a de plus swag (sans doute le mot est-il déjà passé de mode mais la mode, ici, consiste justement à être passé de mode, donc allons-y franco).

Il s’y était installé avec d’autant plus d’aise qu’il correspondait à merveille à l’appel de la façade. 35 ans, amateur de bière, que demande le peuple? Celle qui lui faisait de l'oeil se nommait Balladin Open White, elle était fruitée, légère et servie avec amour, du moins se l’imagina-t-il, parce que l’amour, ça s’imagine plus que ça se vit, chez les trentenaires célibataires.

Quelques encravatés finissaient de manger. Ils buvaient des expressos, ou peut-être, parce qu’il faut être à la page, humaient-ils des ristretti.

Que pouvait bien cacher ces tiroirs ? Y avait-on planqué des lettres jaunies qui disaient tu me manques, des liasses de billets de banque imprimés par Farinet en personne, des babibouchettes trouées, des fioles de liqueurs diurétiques ? Jadis, on mettait des étiquettes sur les tiroirs. Mais le jadis de l’endroit n’était que mensonge. Derrière les tiroirs, il n'y avait que le mur.

Un orchestre mexicain jouait sur des trompettes en plastique une musique de fond tout aussi dépareillée que le reste. Tout ce qui se côtoyait ici semblait être fait pour jurer avec son voisin : tous n’étaient pas trentenaires, la plupart buvaient du café, les catelles fribourgeoises se faisaient bouffer par les parquets bernois et dans les vitrines, les bières étaient vides.

Une jolie serveuse s’enferma dans une prison. Elle en ressortit quand entrèrent de nouveaux encravatés, trop jeunes pour être honnêtes. Les vieux encravatés ne sont pas plus honnêtes, bien sûr, mais ils ont l’air plus respectables, alors que les novices du costume trois pièces passent leur temps à regarder leur montre; c'est qu'ils sont pressés d’avoir de l’importance, c’est-à-dire de l’argent. Tout ce beau monde – tous ces gens qui s’imaginent que le monde est beau et qu’eux aussi le sont – était sur le départ. L’heure, c’est l’heure. Il faut bosser pour être beau. Mais avant de retourner s’emmerder à cent sous l’heure, somme scandaleusement basse pour ces cadres décadrés, on faisait semblant de rire, parce qu’un jeune encravaté, ça ne peut pas se permettre d’être de mauvaise humeur. Il faut sourire pour montrer la longueur de ses dents.

La serveuse asiatique (encore une, mais l’autre, celle de la prison, était blonde, et Rachel aussi, qui s'en allait) portait au coude un Ipad. Encore un décalage, toujours un décalage, au point que ce qui aurait été le plus décalé, ici, c’eût été de ne pas être décalé.

Christian fumait dehors. Autre décalage. Encore un Asiatique. Pour que le décalage marche, il faut qu’il soit régulier, que le bric-à-brac soit ordonné, sinon pas d’encravatés, juste des artistes, mais les seuls artistes ici restaient enfermés dans la cage ouverte d’une musique de fond décalée elle aussi. Des Mexicains derrière un mur, c'est une bonne idée, n'est-ce pas? 

Sa chaise aussi, sur le faux vieux parquet mal plat, se décalait. Un cantonnier entra. Sans doute avait-il l’ordre d’attendre que les encravatés soient partis pour faire sa fugace apparition.

Dans la rue, la même dame que depuis toujours vendait le journal des chômeurs en fin de droit. Il avait mis plusieurs années à comprendre ce qu’elle criait et ne lui avait jamais rien acheté. Personne ne lui avait jamais rien acheté. Une grande grisonnante avec un bébé enfoui dans une poussette bleue – un garçon, donc – s’arrêta et tint causette à madame fin de droit. Allait-elle enfin en vendre un ? La vieille s’en alla avec son bébé mais sans feuille de chou.

La fille qui entra n’était pas dépareillée. C’était la petite amie du musicos latino. Elle s’en alla immédiatement. On ne sort pas avec un disque.

Sous une table haute, une fille faisait la conversation avec son ordinateur portable en buvant du thé. Lui, pour ne pas être décalé, histoire de l’être vraiment, il avait pris une bière, bientôt vide. Chaque fois que passait une serveuse, c’était une autre. Des extras. Extra, en effet. On reconnaît un bon bistrot au physique des serveuses, du moins un bistrot qui se veut beau, comme celui-ci. Il y en avait pour tous les goûts, mais uniquement pour les bons goûts. Là encore, le décalage a ses limites.

Une dame en chaise roulante électrique mit la cinquième quand elle passa devant madame fin de droit, bredouille à jamais. Quoique. Il lui sembla qu’un sou lui avait été tendu, par pitié sans doute, parce que le tas de journaux n’avait pas diminué depuis dix ans.

C’est à ce moment qu’il se décida à sortir. BA? Non, le soleil venait de pointer un instant ses rayons sur le cercle des buveurs debout qui bloquaient l’entrée.

Christian rangea l’ardoise. On entrait dans les mornes heures de l’après-midi. Un réparateur de tuyaux de bière entra. Une buveuse debout vint un instant se dandiner. Peut-être était-ce elle, la petite amie du musicos, ou sa maîtresse. Des habitués la suivirent. Lui, il ne s'y habituait pas, à tous ces décalages, alors il s’en alla, afin de ne pas trop décaler le décalage. 


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A propos

Lie tes ratures, littérature, ce blog se veut l'atelier de mon écriture. J'y déverse en vrac des notes prises au jour le jour, l'expansion de ces notes en des textes plus élaborés, des réflexions et des délires, des définitions et des dérives, bref tout ce qui fait le quotidien d'un homme qui écrit, ici, en Suisse, ailleurs, dans mes rêves et à travers le monde qui m'entoure.

Bref, ce blog suisse de littérature partira dans des directions variées qui, je l'espère, sauront vous parler.