Blog suisse de littérature

Limpopo

  • Vincent Francey

Le car est arrêté au milieu de nulle part. Négociations, menaces, bakchichs. On attend. Puisqu’on est arrêté, on prend des notes : trois poteaux, quelques maisons basses, des fils électriques, des canettes vides, des déchets au bord de la route. Aucun être humain, semble-t-il, mis à part ces deux flics. La peinture, jaune, a été refaite, le toit est neuf, il fait beau temps, le ciel est tacheté de nuages blancs, c’est un ciel ordinaire, le même qu’ailleurs, mais la terre est rouge, de ce rouge qu’on appelle ocre, la terre des courts de tennis, une terre battue, voilà l’expression consacrée, mais battue par quoi, par qui ? par le vent ? par le soleil ? par les pas des marcheurs qui le matin s’en vont gagner leur vie à la ville ? C’est le cœur de la journée, il n’y a personne, cela ressemblerait, s’il n’y avait pas cette maison neuve, à un désert. On se dit – c’est la note qu’on aurait prise dans le carnet, mais le carnet a disparu – que cette maison neuve, c’est celle d’un de ces deux flics et qu’il doit gagner de quoi la rénover en arrêtant les cars de touristes pour leur soudoyer quelque argent, mais ce n’est pas précisément une région touristique, c’est une terre ocre où presque rien ne pousse, des herbes sèches, de rares arbres qu’on appelle jacaranda, quelques buissons éparpillés. Ce n’est pas un lieu où faire fortune, mais il y a ces trois poteaux qui ne sont pas vraiment des poteaux, ce sont trois bouts de bois plantés dans la terre avec un mètre ou deux entre chacun d’eux et leur ombre qui bouge lentement puis disparaît parfois quand un nuage cache le soleil, mais cela ne dure jamais longtemps, ce sont des terres de lumière, pas des terres d’ombre, que ces terres d’Afrique, autre observation à noter dans le carnet disparu. Ces trois poteaux, ce serait comme une barrière, une interdiction d’aller plus avant, même si rien ne nous empêcherait de passer outre, rien sinon ces deux flics qui causent avec le chauffeur en lui expliquant que pour passer il faut payer, c’est comme ça, il n’y a pas vraiment de raison, le chauffeur petit à petit se résigne, pour nous ce n’est presque rien, ce qu’ils demandent, les deux flics, des clopinettes, mais c’est pour le principe, dit l’un d’entre nous, c’est une autre culture lui répond un autre, de toute façon on n’a pas le choix, il faut repartir, on ne peut pas rester là, il n’y a rien à faire ici, on déjà pris la photo, on en a même pris trois, il n’y a ici qu’un couvert de tôle rouillée posé sur quatre piquets (les trois poteaux, on pourrait aussi dire qu’il s’agit de trois piquets, on peine à trouver le mot exact), une pierre, une piste qui coupe le village en deux, mais c’est à peine un village, ce sont des maisons plantées là, au milieu de nulle part, des maisons avec personne dedans, et cette tôle sur des piquets, on se demande si c’est un arrêt de bus à l’abandon, un reste d’abreuvoir pour les chèvres, quoi d’autre ? Et pourquoi tant de déchets sur le sol ? Il y a une route, certes, mais depuis que le car est arrêté, aucun véhicule n’est passé. Est-ce que c’est le vent ? Est-ce que c’est là depuis toujours ? Est-ce que ce n’est jamais nettoyé ? Ce sont des questions d’Européens. Il fait chaud, c’est pour ça que les gens sont restés à l’intérieur des maisons, ils écartent de temps en temps le rideau pour nous observer. Ils sont noirs, nous sommes blancs, ils préfèrent rester dedans quand il y a des blancs. Ils se méfient des blancs mais nous ne sommes pas de ces blancs-là, nous, il ne faut pas avoir peur, nous ne vous voulons aucun mal. Ils ont peur quand même. Combien de rands pour s’en aller ? Je ne m’en souviens plus, pas plus que je ne me souviens du nom de cet endroit. Il en reste trois photos, on voit sur l’une d’elles un quatrième poteau, des voitures et une sorte de garage peint en bleu sur lequel il est écrit en jaune le mot AVUXENI puis, cachées derrière une sorte de plot de béton les lettres T, E et R et le mot ACADEMY suivi d’un numéro de téléphone, AVUXENI COMPUTER ACADEMY avons-nous trouvé sur le web, cela se trouve dans le Limpopo, on y apprend les rudiments de la bureautique, Word, Excel, PowerPoint, mais ce n’est sans doute pas dans ce garage que cela se passe, il s’agit d’une publicité, ou alors ce sont des bureaux, une antenne locale avec trois ou quatre ordinateurs à disposition pour les gens du coin afin qu’ils ne soient pas coupés du monde, l’Avuxeni Computer Academy a son siège 10 Chroom Street à Tzaneen, c’est à peine plus grand et c’est aussi peint en bleu, mais nous, ce jour-là, arrêtés à cause de deux policiers au milieu de nulle part, nous ignorions tout cela et n’avions en tête que l’idée de repartir au plus vite.

Souvenirs d'un voyage en Afrique du Sud, à partir d'une proposition de <link https: www.tierslivre.net spip de françois>l'atelier d'écriture de François Bon


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A propos

Lie tes ratures, littérature, ce blog se veut l'atelier de mon écriture. J'y déverse en vrac des notes prises au jour le jour, l'expansion de ces notes en des textes plus élaborés, des réflexions et des délires, des définitions et des dérives, bref tout ce qui fait le quotidien d'un homme qui écrit, ici, en Suisse, ailleurs, dans mes rêves et à travers le monde qui m'entoure.

Bref, ce blog suisse de littérature partira dans des directions variées qui, je l'espère, sauront vous parler.