Blog suisse de littérature

TM Café, mardi 29 mars 2016, 13h30

Il s’était assis ici pour guguer, pour faire sa Césarine citadine et pour laisser sa longue oreille trainer dans les conversations voisines.

Des airs de blues donnaient à cet après-midi bientôt ensoleillé le grain de tristesse nécessaire pour qu’il prenne au sérieux son errance immobile. Les promeneurs, pas assez ou trop pressés, au fond, étaient sans intérêt. Trop habillés, trop conscients de ne pas être seuls, trop éphémères.

Les conversations ? Trop loin. Le blues, rien que le blues, partout. Il y eut le mot « stagiaire », et « sugar mama », puis « je vais te dire un truc ». Des pas fâchés massacrèrent les escaliers de béton et un chauve agita ses poings en souriant. La serveuse essayait de causer à sa collègue. Elle était asiatique. Des clientes s’en allaient. Il y a toujours plus de gens qui s’en vont que de gens qui arrivent, pensa-t-il.

Les promeneurs continuaient à passer. Il aimait bien les Asiatiques. Il y en avait deux dans la rue. Non, une seule, qui tentait de bouffer un sandwich sans se cochonner. Les Asiatiques sont coquettes. Celle-ci chassait les miettes, se passait la main dans les cheveux, mangeait une morse et recommençait son rituel. Dix fois de suite, il la regarda.

Le vent laissait parfois le soleil lui faire coucou derrière la course des nuages.

Une autre Asiatique passa. « Il a l’air un peu space », dit une dame, qui venait d’arriver. En fait, ils étaient autant à arriver qu’à partir. Il pensa, à tort, qu’on parlait de lui. Les solitaires sont toujours un peu parano. La fille au sandwich continuait à s’épousseter et le bluesman à se plaindre.

Sur les murs, des vinyles suspendus. Dehors, toujours des Asiatiques. Y a-t-il des chanteurs de blues en Chine ? Ce n’était plus tout à fait du blues, d’ailleurs. Peut-être l’influence extrême-orientale se faisait-elle déjà sentir.

Sa gugue, au fond, ne donnait pas grand-chose, à part les bribes de réflexions saugrenues qui l’assaillaient. L’Asiatique n’avait pas encore fini son sandwich quand elle se leva, en chassant les miettes. Elle lâcha sa serviette puis elle quitta la scène. Fini le spectacle. Ne restaient plus que les promeneurs, toujours aussi habillés et toujours aussi éphémères, comme les figurants d’un film, mais d’un film où il n’y aurait que des figurants, que des ombres qui passent, pas de gentils ni de méchants, comme dit le gamin d'à côté.

Une autre Asiatique (peut-être ne l’est-elle pas, il faudrait qu’elle ait les cheveux plus courts ou qu’elle lève la tête de son smartphone; bouge-toi voir d'un cul qu'on puisse te reluquer!) s’est assise à la place de l’autre, sous l’arbre encore nu. Il aurait préféré que ce soit le contraire, que les passants soient nus et les arbres habillés.

La fausse Asiatique (il avait bien fait de se méfier, elle était tout ce qu’il y a de plus européen) vapotait. Elle était sans doute venue se poser là pour qu’il use de mots modernes, comme smartphone et vapoter. La musique aussi devint plus moderne, et le soleil plus vif. Fini le blues. L’heure est à la mélancolie virtuelle, au métissage, aux cheveux roses d’une autre Européenne qui passe, éphémère et habillée. Mais la fausse Asiatique ne vapotait pas : elle fumait. Tout le monde ne peut pas être moderne. Elle écrasa son mégot par terre en se foutant de la planète qui crève.

Ces promeneurs habillés et éphémères, asiatiques et européens, pressés et tranquilles, se foutaient-ils tous de la planète ? Aucun ne levait les yeux vers les arbres nus qui devraient faire grève, refuser de fleurir, juste une année, pour leur montrer, à ces passants qui ne font que passer, ce que ça fait que de ne pas s’épanouir.

Mais les bourgeons déjà s’étaient réveillés. Bientôt tout serait vert et on pourrait continuer à jeter ses mégots par terre parce que vous voyez bien que la nature n’est pas malade, qu’elle se porte à merveille, que l’hirondelle, comme chaque année a refait le printemps et que de toute façon, le réchauffement climatique, c’est une invention des Chinois; pourquoi croyez-vous qu’il en passe autant dans nos rues ?

Il se dit qu’il était temps de sortir, d’aller chercher sa tronçonneuse et de tout foutre bas.

Une Africaine passa. Il aimait bien les Africaines. 


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A propos

Lie tes ratures, littérature, ce blog se veut l'atelier de mon écriture. J'y déverse en vrac des notes prises au jour le jour, l'expansion de ces notes en des textes plus élaborés, des réflexions et des délires, des définitions et des dérives, bref tout ce qui fait le quotidien d'un homme qui écrit, ici, en Suisse, ailleurs, dans mes rêves et à travers le monde qui m'entoure.

Bref, ce blog suisse de littérature partira dans des directions variées qui, je l'espère, sauront vous parler.